LA REVUE MOUTARDE |
Toujours
imprévisible… |
N°6 |
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10-04-2.004 |
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Un livre : Le « Livre » de
Mallarmé de
Jacques Scherrer |
Mallarmé estimait que « le monde existe
pour aboutir à un livre ». Selon Jacques Scherer, une telle affirmation implique
que le livre en question ne soit pas un ouvrage banal mais un livre absolu, une
« Œuvre totale (…) dégageant un enseignement ou une conviction de
caractère métaphysique destiné à remplacer les religions existantes ».
Mallarmé avait décidé d’écrire ce livre
et, dans son ouvrage intitulé Le « Livre » de Mallarmé,
Jacques Scherer présente le projet du poète, laissé à l’état d’ébauche et dont
il s’est efforcé d’analyser les brouillons.
L’ambition mallarméenne telle qu’elle est
présentée ici semble tout d’abord démesurée. Mais une telle audace s’envisage
plus facilement si l’on prend en compte le fait que le Livre devait être une
œuvre totalement objective et un reflet du monde. Dès lors, Mallarmé ne se
considérait plus véritablement comme l’auteur du Livre mais comme un simple
exécutant « impersonnel », « une aptitude qu’à l’Univers
Spirituel à se voir et à se développer à travers ce qui fut moi », comme
il l’explique dans sa correspondance.
Une fois déterminées ces intentions, comment
les mener à bien ? En quoi devait consister cette œuvre suprême ? Sur
la thématique du Livre, Mallarmé semble n’avoir laissé que peu d’indications,
celle-ci étant selon lui secondaire puisqu’elle devait avant tout émaner de la
forme. Le poète avait simplement commencé à rechercher des réseaux d’images
afin de construire des mythes, seuls assez vastes pour satisfaire la grandeur
du projet et pour permettre une véritable richesse poétique. Une notion
cependant importait à l’auteur : celle de modernité favorisant l’accès à
l’œuvre d’un public le plus vaste possible et devant se traduire par la
référence à des objets issus de la vie
contemporaine tels que le chapeau ou le yacht.
Venons-en à ce qui a constitué la
préoccupation majeure de Mallarmé : la forme du Livre. Voulant dévoiler la
vérité absolue, Mallarmé a cherché à élaborer une structure extrêmement
complexe et qui ne laisse rien au hasard. Par souci de cohérence totale,
condition nécessaire à l’existence-même du Livre, il s’est livré à des calculs
astronomiques concernant le nombre de volumes, les dimensions de chaque volume
par rapport aux dimensions de leur ensemble (empilés ou alignés, vus de face
comme de profil…), le nombre de pages de chacun (identique pour tous) et même
le nombre de caractères imprimés sur chaque page (la surface noire de l’écrit
devant s’équilibrer avec la surface restée blanche du papier) …
Elargissant au maximum l’idée d’une relation
logique - depuis une logique de sens jusqu’à une logique mathématique (les
calculs évoqués ci-dessus ne devant pas être gratuits mais contribuer à la
perfection de l’œuvre) - entre les parties et le tout et refusant la dimension
statique d’un livre ordinaire, il a envisagé que, pareillement au mouvement des
planètes dans l’espace, les parties du Livre puissent suivre un mouvement
déterminé au sein de l’œuvre. Ainsi, chaque volume aurait contenu des feuillets
mobiles qui auraient pu être déplacés selon des combinaisons données. Ceci
impliquait que chaque agencement des feuillets forme non seulement un ensemble
cohérent mais apporte aussi un sens nouveau à l’œuvre, sens qui serait venu
éclairer et compléter le sens de l’agencement précédent, le tout révélant une
vérité à la fois unique et aux multiples facettes. Le Livre devait donc devenir
un objet vivant et même un théâtre, idée chère à Mallarmé.
Aussi a-t-il imaginé des présentations ou
représentations théâtrales du Livre devant un public choisi. Il appelait ces
dernières « séances » et c’est lui-même qui aurait été
l’ « opérateur », c’est-à-dire qui aurait exposé le Livre et
manipulé les feuillets devant ses spectateurs. Là encore, rien n’était laissé
au hasard et tout devait faire sens : nombre, durée et rituel des séances,
nombre et disposition des spectateurs…, ces séances jouant un rôle essentiel
dans la diffusion de l’œuvre puisqu’il
s’agissait selon Jacques Scherer de rien de moins que d’instituer un
« culte moderne ». Aussi Mallarmé est-il allé jusqu’à réfléchir au
financement de son projet et aux ventes attendues étant donné le caractère
fondamental que revêtait l’œuvre à ses yeux. Là encore, comme pour les autres
données chiffrées envisagées par le poète, les nombres évoqués paraissent
démesurés.
Tout ceci pourrait donc apparaître avant tout
comme un projet mégalomane et totalement irréalisable au vu des contraintes
énormes apportées par la structure envisagée. Jacques Scherer et Mallarmé avant
lui étaient bien conscients du risque encouru. Le poète semble avoir souvent
douté de sa capacité à accomplir la tâche qu’il s’était assigné, même s’il n’y
a renoncé à aucun moment et y a travaillé jusqu’à sa mort. S’il a montré un tel
acharnement, c’est parce que l’élaboration du Livre a marqué un bouleversement
total de sa conception de la littérature. Jacques Scherer emploie le terme de
« crise » quand il mentionne la période où Mallarmé a pour la
première fois envisagé cet ouvrage. Le poète a considéré ensuite que tous ses
poèmes antérieurs comme des « études en vu de mieux ». Cette crise a
marqué le passage chez Mallarmé à une dimension spirituelle et métaphysique, auparavant
absente de son œuvre. Aussi Jacques Scherer insiste-t-il sur l’existence du
Livre, non en tant qu’ouvrage achevé, puisqu’il ne l’est pas, mais en tant
qu’horizon auquel tendent les œuvres postérieures à la crise.
Il importe de souligner ici le travail
gigantesque effectué par Jacques Scherer pour reconstituer le projet de
Mallarmé. Si l’on veut comprendre l’ampleur des efforts qu’il a fournis, il
faut avoir à l’esprit l’état dans lequel l’ébauche du Livre avait été laissée.
Le chercheur joint à la suite de son étude la transcription typographique la
plus fidèle qu’il ait pu rendre des 202 feuillets dont le manuscrit de l’œuvre
était composé. Ces feuillets consistent pour l’essentiel de séries de chiffres
sans cohérence apparente auxquelles il faut ajouter des mots isolés,
juxtaposés, formant des listes ou rayés, le tout dans une écriture difficile à
comprendre et parfois même totalement illisible. Aucune phrase n’est rédigée
entièrement, aucun plan général d’une œuvre qui devait pourtant être extraordinairement
structurée n’est donné. De plus, Mallarmé semblait hésiter encore sur bien des
points de sorte que les diverses possibilités envisagées cohabitent sur un même
feuillet ou se contredisent d’un endroit à un autre. En plus d’immenses
qualités de patience et de rigueur, Jacques Scherer fait preuve de modestie, de
lucidité et d’une grande honnêteté intellectuelle lorsqu’il écrit à propos des
conclusions auxquelles il est parvenu : « Elles sont (…) vraies à la
manière des théories physiques ; elles peuvent être acceptées jusqu’au
moment où une autre théorie, fondée sur des faits nouveaux ou des réflexions
nouvelles, paraît s’adapter mieux à la réalité ».
Ici apparaît la possibilité que Le
« Livre » de Mallarmé ne soit finalement qu’une fiction imaginée
par Jacques Scherer à partir du manuscrit de Mallarmé et donc que l’œuvre
littéraire absolue décrite dans cet ouvrage soit celle rêvée non par le poète
mais par le chercheur. La question de la faisabilité d’un tel ouvrage reste
ouverte. Jacques Scherer établit à la fin de son étude un parallèle entre le
projet de Mallarmé et celui de Pascal. La vocation d’un Livre d’une telle
portée n’est-elle pas, comme celle de l’alchimie, de ne jamais aboutir ?
Et probablement est-ce souhaitable qu’il en soit ainsi car que deviendrait un
monde où un seul ouvrage parfait abolirait toute la littérature l’ayant
précédé ?
Alice
Aaron