LA REVUE MOUTARDE

Toujours imprévisible…

 

 

 

N°6

 

 

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Philipe Gourcier, cuisinier-alchimiste

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Sven Nildelberg, philosophe du temps

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Arthur Maiev 

(193?-1966)

Conférence 2

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Notes de lecture : « Le Livre » de Mallarmé de Jaques Scherer

10-04-2.004

 

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Un livre :

Le « Livre » de Mallarmé de Jacques Scherrer

 


 

Mallarmé estimait que « le monde existe pour aboutir à un livre ». Selon Jacques Scherer, une telle affirmation implique que le livre en question ne soit pas un ouvrage banal mais un livre absolu, une « Œuvre totale (…) dégageant un enseignement ou une conviction de caractère métaphysique destiné à remplacer les religions existantes ». Mallarmé  avait décidé d’écrire ce livre et, dans son ouvrage intitulé Le « Livre » de Mallarmé, Jacques Scherer présente le projet du poète, laissé à l’état d’ébauche et dont il s’est efforcé d’analyser les brouillons.

L’ambition mallarméenne telle qu’elle est présentée ici semble tout d’abord démesurée. Mais une telle audace s’envisage plus facilement si l’on prend en compte le fait que le Livre devait être une œuvre totalement objective et un reflet du monde. Dès lors, Mallarmé ne se considérait plus véritablement comme l’auteur du Livre mais comme un simple exécutant « impersonnel », « une aptitude qu’à l’Univers Spirituel à se voir et à se développer à travers ce qui fut moi », comme il l’explique dans sa correspondance.

Une fois déterminées ces intentions, comment les mener à bien ? En quoi devait consister cette œuvre suprême ? Sur la thématique du Livre, Mallarmé semble n’avoir laissé que peu d’indications, celle-ci étant selon lui secondaire puisqu’elle devait avant tout émaner de la forme. Le poète avait simplement commencé à rechercher des réseaux d’images afin de construire des mythes, seuls assez vastes pour satisfaire la grandeur du projet et pour permettre une véritable richesse poétique. Une notion cependant importait à l’auteur : celle de modernité favorisant l’accès à l’œuvre d’un public le plus vaste possible et devant se traduire par la référence à des objets issus de  la vie contemporaine tels que le chapeau ou le yacht.

Venons-en à ce qui a constitué la préoccupation majeure de Mallarmé : la forme du Livre. Voulant dévoiler la vérité absolue, Mallarmé a cherché à élaborer une structure extrêmement complexe et qui ne laisse rien au hasard. Par souci de cohérence totale, condition nécessaire à l’existence-même du Livre, il s’est livré à des calculs astronomiques concernant le nombre de volumes, les dimensions de chaque volume par rapport aux dimensions de leur ensemble (empilés ou alignés, vus de face comme de profil…), le nombre de pages de chacun (identique pour tous) et même le nombre de caractères imprimés sur chaque page (la surface noire de l’écrit devant s’équilibrer avec la surface restée blanche du papier) …

Elargissant au maximum l’idée d’une relation logique - depuis une logique de sens jusqu’à une logique mathématique (les calculs évoqués ci-dessus ne devant pas être gratuits mais contribuer à la perfection de l’œuvre) - entre les parties et le tout et refusant la dimension statique d’un livre ordinaire, il a envisagé que, pareillement au mouvement des planètes dans l’espace, les parties du Livre puissent suivre un mouvement déterminé au sein de l’œuvre. Ainsi, chaque volume aurait contenu des feuillets mobiles qui auraient pu être déplacés selon des combinaisons données. Ceci impliquait que chaque agencement des feuillets forme non seulement un ensemble cohérent mais apporte aussi un sens nouveau à l’œuvre, sens qui serait venu éclairer et compléter le sens de l’agencement précédent, le tout révélant une vérité à la fois unique et aux multiples facettes. Le Livre devait donc devenir un objet vivant et même un théâtre, idée chère à Mallarmé.

Aussi a-t-il imaginé des présentations ou représentations théâtrales du Livre devant un public choisi. Il appelait ces dernières « séances » et c’est lui-même qui aurait été l’ « opérateur », c’est-à-dire qui aurait exposé le Livre et manipulé les feuillets devant ses spectateurs. Là encore, rien n’était laissé au hasard et tout devait faire sens : nombre, durée et rituel des séances, nombre et disposition des spectateurs…, ces séances jouant un rôle essentiel dans la diffusion de l’œuvre  puisqu’il s’agissait selon Jacques Scherer de rien de moins que d’instituer un « culte moderne ». Aussi Mallarmé est-il allé jusqu’à réfléchir au financement de son projet et aux ventes attendues étant donné le caractère fondamental que revêtait l’œuvre à ses yeux. Là encore, comme pour les autres données chiffrées envisagées par le poète, les nombres évoqués paraissent démesurés.

Tout ceci pourrait donc apparaître avant tout comme un projet mégalomane et totalement irréalisable au vu des contraintes énormes apportées par la structure envisagée. Jacques Scherer et Mallarmé avant lui étaient bien conscients du risque encouru. Le poète semble avoir souvent douté de sa capacité à accomplir la tâche qu’il s’était assigné, même s’il n’y a renoncé à aucun moment et y a travaillé jusqu’à sa mort. S’il a montré un tel acharnement, c’est parce que l’élaboration du Livre a marqué un bouleversement total de sa conception de la littérature. Jacques Scherer emploie le terme de « crise » quand il mentionne la période où Mallarmé a pour la première fois envisagé cet ouvrage. Le poète a considéré ensuite que tous ses poèmes antérieurs comme des « études en vu de mieux ». Cette crise a marqué le passage chez Mallarmé à une dimension spirituelle et métaphysique, auparavant absente de son œuvre. Aussi Jacques Scherer insiste-t-il sur l’existence du Livre, non en tant qu’ouvrage achevé, puisqu’il ne l’est pas, mais en tant qu’horizon auquel tendent les œuvres postérieures à la crise.

Il importe de souligner ici le travail gigantesque effectué par Jacques Scherer pour reconstituer le projet de Mallarmé. Si l’on veut comprendre l’ampleur des efforts qu’il a fournis, il faut avoir à l’esprit l’état dans lequel l’ébauche du Livre avait été laissée. Le chercheur joint à la suite de son étude la transcription typographique la plus fidèle qu’il ait pu rendre des 202 feuillets dont le manuscrit de l’œuvre était composé. Ces feuillets consistent pour l’essentiel de séries de chiffres sans cohérence apparente auxquelles il faut ajouter des mots isolés, juxtaposés, formant des listes ou rayés, le tout dans une écriture difficile à comprendre et parfois même totalement illisible. Aucune phrase n’est rédigée entièrement, aucun plan général d’une œuvre qui devait pourtant être extraordinairement structurée n’est donné. De plus, Mallarmé semblait hésiter encore sur bien des points de sorte que les diverses possibilités envisagées cohabitent sur un même feuillet ou se contredisent d’un endroit à un autre. En plus d’immenses qualités de patience et de rigueur, Jacques Scherer fait preuve de modestie, de lucidité et d’une grande honnêteté intellectuelle lorsqu’il écrit à propos des conclusions auxquelles il est parvenu : « Elles sont (…) vraies à la manière des théories physiques ; elles peuvent être acceptées jusqu’au moment où une autre théorie, fondée sur des faits nouveaux ou des réflexions nouvelles, paraît s’adapter mieux à la réalité ».

Ici apparaît la possibilité que Le « Livre » de Mallarmé ne soit finalement qu’une fiction imaginée par Jacques Scherer à partir du manuscrit de Mallarmé et donc que l’œuvre littéraire absolue décrite dans cet ouvrage soit celle rêvée non par le poète mais par le chercheur. La question de la faisabilité d’un tel ouvrage reste ouverte. Jacques Scherer établit à la fin de son étude un parallèle entre le projet de Mallarmé et celui de Pascal. La vocation d’un Livre d’une telle portée n’est-elle pas, comme celle de l’alchimie, de ne jamais aboutir ? Et probablement est-ce souhaitable qu’il en soit ainsi car que deviendrait un monde où un seul ouvrage parfait abolirait toute la littérature l’ayant précédé ?

 

Alice Aaron