LA REVUE MOUTARDE

 

Toujours imprévisible.

 


 

N°6

 

 

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Philipe Gourcier, cuisinier-alchimiste

Page 2

Sven Nildelberg, philosophe du temps

Page 3

Arthur Maiev 

(193?-1966)

Conférence 2

Page 4

Notes de lecture : « Le Livre » de Mallarmé de Jaques Scherer

10-04-2.004

 

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Philipe Gourcier, cuisinier-alchimiste

 

 

 

 

Le cuisinier Philipe Gourcier avait écrit il y a quelques années de cela un recueil de recettes à partir d’animaux fantastiques. Son second livre se présente cette fois comme une sorte de roman de chevalerie, ou pour être plus précis, de traité d’alchimie narratif comme par exemple Les Noces chimique de Johann Andrea Valentin.
Le lecteur n’est pas sans savoir que l’alchimie n’était pas simplement une suite de manipulations chimiques à effectuer, mais supposait aussi tout un cheminement moral. Selon la conception du monde de ces faiseurs d’or, il existait une analogie entre le cosmos, le corps humain et la matière, chacune de ces entités étant à son échelle une représentation de l’ordre divin. Cette analogie se retrouvait dans les traités d’alchimie, qui présentaient sous forme de récit, à la fois un parcours spirituel et une série d’opérations à effectuer qui permettaient d’obtenir la Pierre Philosophale. L’alchimiste transmuait le plomb en or non seulement sur le plan matériel, mais il changeait, au cours de ses longues recherches, la matière vile qu’il était, en une matière plus noble.
Le livre de Philipe Gourcier doit être lu dans cette optique, même si il a beaucoup plus d’amusement que de mystique dans sa démarche. La Demeure du minotaure raconte, si on le prend au pied de la lettre, les aventures du chevalier Philipe, qui terrasse le minotaure et parvient à rentrer chez lui après avoir franchi bien des obstacles et vécu de nombreuses péripéties. De même que dans les traités d’alchimie, sous les apparences d’un récit, indiquait une série d’opération à effectuer, de même, l’ouvrage du cuisinier est aussi lisible comme une recette. En l’occurrence, et l’auteur le dévoile dans la post-face, il ne s’agit pas d’obtenir la Pierre Philosophale, mais plus prosaïquement un délicieux bœuf bourguignon. La correspondance entre les ingrédients ou les manipulations est parfois évidente (le minotaure pour la viande ; une bougie qui ne doit s’éteindre à aucun prix pour faire comprendre qu’il faut laisser bouillir à petit feu) parfois plus complexe notamment quand ils s’agit d’indiquer des durées et que l’auteur a recours, comme c’était d’ailleurs le cas dans les traités d’alchimie, à la position des étoiles dans le ciel.
Le décodage de la recette n’est évidemment pas l’intérêt principal du livre, puisque le moyen de faire du bœuf bourguignon est bien moins caché que celui d’obtenir la pierre philosophale. N’importe quel lecteur aurait plu vite fait d’ouvrir un ouvrage de cuisine que de déchiffrer une à une les indications hermétiques que donne Philipe Gourcier. Le texte de la recette, de l’aveu de l’auteur, n’a servi que d’argument aux pérégrinations du chevalier. Le but dans lequel le livre a été composé était de livrer une sorte d’éthique de la cuisine, si le mot n’est pas trop prétentieux.
Pour rendre plus clair notre propos, nous allons citer en exemples un passage de ce livre. Il se passe lorsque le chevalier s’apprête à traverser le labyrinthe qui mène au minotaure. Le chevalier Philipe est couvert d’une sorte de manteau d’arlequin en peau de bête, don de ses amis à son départ qui lui a déjà valu a plusieurs reprises les moqueries de personnes rencontrées, mais qui l’a aussi sorti de mauvais pas. A l’entrée du labyrinthe, il aperçoit une belle femme, et honteux de son accoutrement, se défait du vêtement offert par ses amis. La jeune fille lui présente alors l’affrontement avec le minotaure comme une tache indigne de lui et lui offre à la place de le transporter dans un lieu où il pourra triompher d’une hydre. Il lui faudra pour cela se coiffer d’un casque représentant un dragon. Pendant qu’elle lui fournissait des explications, la dame l’a emmené au sein du labyrinthe. Le chevalier commet un péché d’orgueil et renonce à se battre contre le minotaure. Mais sitôt le casque revêtu, il se trouve aveuglé et dans l’impossibilité de l’enlever.
L’interprétation culinaire est simplement de surveiller attentivement (les plusieurs têtes de l’hydre sont ici un symbole de distraction) la chaleur du plat dans lequel le bœuf doit être placé, de prendre garde à ce qu’il ne soit brûlé (le dragon du casque). D’un point de vue moral, il s’agit d’un sorte péché d’orgueil, du cuisinier qui soudain estime que le bœuf bourguignon est un plat qui ne met pas suffisamment en œuvre sa virtuosité et qui est tenté par autre chose (l’hydre étant ici les fruits de mer, plat plus noble, plus raffiné ; les gastronomes savent qu’il s’agit d’un des plats que Philippe Gourcier a le moins de plaisir à préparer). Et surtout, du cuisinier qui fait passer le plaisir de ses convives après le sien propre (l’abandon du manteau offert par les amis au profit d’un casque qui rappelle la toque du chef), qui privilégie la virtuosité à la convivialité.
On le voit, ces considérations morales n’ont pas la hauteur des Pensées de Pascal et elles n’essaient d’ailleurs pas de l’avoir. Ceci dit, la légèreté aussi bien du style que du propos de ce livre le rendent tout à fait amusant. Gourcier a fait preuve d’une certaine originalité et nous livre tout de même quelques réflexions sur l’éthique de la cuisine, sujet certes mineur mais qui n’avait quasiment pas été traité depuis Brillat-Savarin. Il conclue sa post face en annonçant qu’il a envisagé un instant d’écrire selon le même principe un recueil de contes sur les sept péchés capitaux, mais qu’il y a finalement renoncé car il lui aurait semblé grotesque d’écrire sur la colère à partir d’une recette de Tripes à la mode de Caen. Grand bien lui en prit.

 

Luc Gabet.