LA REVUE MOUTARDE |
La
revue qui avance comme un train dans la nuit. |
N°4 |
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08-07-2.004 |
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Darren Turner, 1ère
partie : l’écriture par les chiffres
Résumer la démarche créative de Darren Turner
n’est pas chose facile et nécessite de retracer une partie de la vie de
l’écrivain. Alors qu’il n’était âgé que d’une vingtaine d’années, il publie une
série de nouvelles qui le font connaître : « La balançoire
d’Emmanuelle», « Belzébuth » et « Le troufignon
d’Espagne ». Le public semble alors apprécier la qualité indéniable de ses trames
scénaristiques, ainsi que leur style
d’écriture en avance sur son temps. A tel point qu’en très peu de temps, l’espoir
naquit chez certains de voir émerger un des très grands écrivains de l’époque.
Mais Darren Turner coupa lui-même court à ses supputations en annonçant son
retrait de la vie littéraire. A 26 ans, estimant que la répétition d’œuvres
fictives ne faisait que nuire à la Littérature, il décida de ne plus jamais
utiliser ses dons d’écriture au service d’histoires « déjà écrites par ailleurs, moins élégamment peut-être, mais déjà là,
assurément[1] ».
Ces déclarations firent grand bruit. Ceux qui
eurent échos des propos de Darren Turner ne purent que douter de leur véracité.
Plus probablement, l’auteur n’arrivait pas à surpasser l’angoisse de la feuille
blanche, lui qui était si attendu, ne pouvant que briller ou être fustigé. Les
réactions furent même, parfois violentes, tant l’arrogance et le mépris du
jeune homme vis-à-vis de ses contemporains étaient flagrants. Tant et si bien
qu’en quelques mois, non content d’être tombé dans l’oubli des lecteurs, Darren
Turner s’était de plus attiré la disgrâce de l’ensemble des sphères littéraires
françaises. A n’en pas douter, ces événements servirent d’acte fondateur à
toutes sortes de réflexions chez l’auteur.
Son retour dans la vie littéraire eut lieu
quelques mois plus tard, avec son essai « Jeu mauvais ». La centaine
d’exemplaires distribués à ses proches et ses détracteurs avait pour but
d’expliciter les raisons de ses déclarations. La confidentialité du tirage de
cet opus le rend anecdotique dans le parcours de Darren Turner. Maxime Vorou, ami et éditeur de longue date, y voit pourtant le
début de la démarche Turnerienne[2] :
« Tout ce que voulut prouver ensuite
Darren est déjà présent dans cet essai. Son dégoût pour ses écrits antérieurs
est notamment une chose qui m’a surpris, car je le connaissais fier et
orgueilleux vis-à-vis de ses œuvres. Pourtant, il eut un jour un regard
transversal sur l’ensemble de ce qu’il écrivait ou de ce qu’il avait pour
projet d’écrire (un premier roman notamment) : pour lui, rien de tout cela
ne méritait vraiment une place au panthéon de la création littéraire. En un
jour ou presque, tout était devenu ennuyeux. Cette réflexion fit place chez
Darren à une énorme période de doute. C’était horrible tant il était devenu
sombre et inabordable « … ». Puis il décida d’abandonner la création.
Je me souviens très bien du jour où il entra dans mon bureau, à Strasbourg, et
où il me dit à peu près ceci : « Max, tout existe déjà. Ou
plutôt, aucun homme ne se doute de tout ce qui existe à la fois sur notre
terre, dans nos mémoires et celles de nos ancêtres. C’est ça que je vais
m’empresser de faire : rappeler aux hommes qu’il existe autre chose qu’une
vie, il existe un monde ! Qui a déjà ambitionné de mettre le lecteur face
au monde ? Personne. Ou presque. Car moi, Darren Turner, j’ambitionne
cela. » Et là-dessus, il m’emprunte 10.000F, ce qui n’est pas
rien, et disparaît pendant plusieurs mois. »
« Chiffres du monde », sorti à
l’automne 71, marqua le retour de Darren Turner sur le devant de la scène
littéraire, un retour remarqué car tumultueux. En effet, cet essai de près de
450 pages est sûrement le premier qu’il y eut de la sorte et entraîna de
nombreux remous au sein des différents lectorats. Sans même une préface ou un
commentaire explicatif de la forme retenue, Darren Turner y étale un
certain nombre des chiffres marquants de l’Histoire (plusieurs milliers), comme
la distance de la Terre au soleil, accompagné d’un commentaire abrupte et
parfois difficile à relier au nombre : « Cette distance idéale permit
à des milliards de personnes de venir au monde ». Hormis une certaine
banalité des chiffres choisis par l’auteur, et pourvu que l’on s’arme de
suffisamment de patience pour aller au bout de l’essai, la lecture de « Chiffres
du monde » aboutit à un sentiment encore inconnu auparavant. Cette
sensation est-elle le fruit de la juxtaposition hasardeuse de la dimension du tableau la Joconde et de
la superficie d’une arène de gladiateurs ? Ou de celle du nombre d’hommes
nés depuis l’avènement de l’ère judéo-chrétienne (Turner estime à environ 19
Milliards ce chiffre) et du nombre de personne dont le nom de famille est Dupéron en France (quelque 154 en 1969), toujours est-il
que le résultat est assez jubilatoire. On se prend au jeu, avec parfois des
fous rires dus aux commentaires ou un silence tragique face à des événements
sombres de notre Histoire. Sans jamais créer
une trame scénaristique, l’auteur arrive cependant à constituer des
personnages principaux qui sont l’Histoire, la Terre et le Temps. Et dans le
rôle de l’antagoniste, la fatuité humaine. Car s’il est une chose de sure,
c’est que Darren Turner semble s’être mis à haïr les banalités trop souvent
mises en avant à son époque. Reprenant un procédé qualifié de démagogique, qui consiste à opposer
l’horreur d’une catastrophe à une autre ( par exemple, la famine et la peste)
afin de relativiser les fléaux, Darren Turner fait de l’ensemble des problèmes
connus de l’Homme un fait anodin par rapport au reste de la Création. Certains
passages choquèrent même les critiques littéraires, notamment celui où les 20
millions de victimes de la grippe espagnole de 1918-1919 se voient comme
rabaissées lorsqu’elles sont mises à coté et comparées à « Masse de
l'atmosphère : 5 130.106 tonnes ; commentaire : lors
de la période de glaciation ayant entraînée la disparition des dinosaures, il y
a 65 Millions d’années, l’odeur issue de leur décomposition devait être
particulièrement rebutante ».
De tels exemples de ce qui seraient des
maladresses de la part d’un autre sont nombreux. « Chiffres du
monde » recèle également de quelques trouvailles comme le Chronon, aussi appelé le temps de Planck : cette
théorie physique qui affirme qu’aucune mesure de temps ne peut aboutir à un
résultat inférieur à 5,4 10-44 seconde, selon la théorie quantique.
Plus obscurs, car accompagnés d’aussi peu de commentaire que le rayon d’un
camembert normand, ces chiffres provoquent un sentiment d’incompréhension chez
la plupart. Ils jouent en quelque sorte le rôle de l’élément inconnu, et cela à
la perfection.
Sous couvert d’un style qualifié de« au
vitriole », l’auteur milite pour une attitude plus humble lorsqu’un
malheur nous arrive. Dans un sens, il met en exergue son profond humanisme,
rappelant à certains qu’il ne faut pas élever l’humanité plus haut qu’elle ne
doit l’être, à savoir au dessus du reste de la création, et qu’ainsi l’Homme ne
pourra s’en porter que mieux[3].
Et il conclut son livre de la plus belle des manières, au premier ou au second
degré : « Et encore :
50.000 ans ; commentaire : car vous croyez que l’Humanité pourrait
survivre d’avantage ? Moi non… ». Ce livre fit entrer le style de
Turner au sein des conventions de la littérature. Certains osèrent même parler
d’une approche Turnerienne de l’écriture, constituée
« d’une certaine froideur pour les
règles déjà édictées, prônant un désordre naturel mais réfléchi et la mort du
héros littéraire, des Siegfried, Ulysse et Don Quichotte, au profit d’une seule
considération : faire prendre conscience au lecteur des bizarreries
extraordinaires qui l’entourent »[4]. Bien sur, cette
vision reste marginale et généralement mal accueillie. Elle reste cependant
intéressante dans le sens où il s’agit d’une des nombreuses réflexions visant à
sortir des méthodes reconnues d’écriture.
Clément Eudine
[1] Propos tirés d’une interview réalisé par Raoul Goriston en 1967 et publié dans le quotidien Le Progrés.
[2] L’intégrale de cet interview est consultable dans Expliquons-les, une analyse de nos écrivains aux éditions Presses d’à coté, Lorient.
[3] Cette interprétation du livre ne fut jamais commentée par l’auteur. Elle est pourtant assez largement répandue au sein des commentateurs de l’œuvre de Darren Turner.
[4] : Propos tenus par Michel Artus, professeur agrégé de littérature, lors d’une conférence à Londres sur les modélisations de l’écriture moderne.