LA REVUE MOUTARDE |
La
revue qui avance comme un train dans la nuit. |
N°4 |
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08-07-2.004
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Stéphane Deschamps,
l’éternel recommencement |
J’ai une drôle de
manie. Dès que je vois un livre il faut que je l’achète, le consulte et le
range dans ma bibliothèque. Je collectionne en somme, mais c’est presque devenu
une maladie. Parfois, je sais pertinemment que je ne le lirai pas ce livre. Et
bien peu importe ! J’ai beau le savoir, me le répéter, rien n’y fait. Je
l’achète, le consulte et le range. Mais je ne le lis pas. Enfin, je lis très peu.
Je ne lis que l’essentiel. J’ai une bibliothèque qui compte près de 1 000 livres. Je n’en ai lu qu’une centaine. Les autres, ceux que
je ne lis pas, je les regarde, les touche, les feuillette.
Je ne lis que ceux que je lis, ceux que je dois lire, ceux que je lis comme ça,
sans raison, ou pour une mauvaise raison, ceux que je lis c’est tout. Tout ça
pour vous dire que j’ai trouvé sur le marché du dimanche un livre pas cher, et
qu’il a changé ma vie. Changer au sens où maintenant j’ai une raison. Une bonne
raison de ne pas lire les livres que je ne lis pas, mais que j’achète,
feuillette et range dans ma bibliothèque.
L’auteur
est un parfait inconnu. Il a pour nom Deschamps, Stéphane Deschamps. J’ai fait
des recherches sur internet pour en savoir un peu plus
sur lui. Après avoir cherché des heures en vain, je suis tombé sur un site[1]
qui recense tous les auteurs perdus ou méconnus. Stéphane Deschamps est né à Calthènes en 1936. Après avoir suivi des études de
philosophie à l’université, il entreprend la rédaction de son unique livre, Ma
vie est mon œuvre, qu’il ne cessera jamais de réécrire, même une fois
publiée. Il semble qu’il ait toujours habité sa ville natale, retiré de tout et
de tous.
En
écrivant ce livre, Stéphane Deschamps avait pour projet de rédiger le livre de
sa vie. Le livre ultime, unique, exhaustif, qui n’appelle que le silence après
lui. D’une certaine manière, on peut dire qu’il a réussi. L’œuvre est à son
image : une tentative banale et absurde de mettre par écrit ce qu’il
vivait, or il ne vivait que ce qu’il écrivait, c’est-à-dire que le début de
chaque bout d’histoire sans suite ni fin ni même début si on y réfléchit bien[2]. Son livre n’est
en effet que l’accumulation de débuts d’histoires qui laisse le lecteur sur sa
faim, dans un état de frustration intense. N’y a t il rien de plus exaspérant
que de recommencer éternellement quelque chose ? N’y a t il pas non plus
de la lâcheté à ne jamais aller au bout des choses ? Ces questions se
posent d’emblée à la lecture d’un ouvrage aussi singulier. Mais le charme opère
vite. A peine avez-vous ouvert le livre que vous êtes submergés par la prose
vivante de Deschamps. Vous y découvrez fascinés ses souvenirs d’enfance, ses
cours à l’université, sa rencontre avec sa femme, etc. Vous y découvrez sa vie, le début de sa vie,
jamais la fin. Le propre de cet auteur est de vous mettre l’eau à la bouche, de
vous mettre en situation, en osmose avec le récit et au bout du compte il vous
laisse seul face à vous-même. Seul face à votre conscience.
Finir
est sans doute un des mots les plus durs de la langue humaine. Il pose le
problème de la perte de quelque chose ou de quelqu’un, mais aussi
l’accomplissement de soi par le biais d’une action. Un mot tranchant si l’on
veut, dangereux et vital. Commencer est quelque chose de facile car il implique
la multiplicité, alors que terminer est une action unique. Le langage est lié à
la réflexion, et en cela il est logique avec lui-même. On dit : « je
commence et recommence éternellement », mais on dit : « je finis
pour une fois ». Stéphane Deschamps est-il donc incapable d’écrire une
histoire en entier ? On est en droit de se poser cette question. Je crois
cependant pouvoir apporter un début de réponse, je dis bien début car je ne
suis pas sûr que cela soit la vérité. Il faudrait pour cela en discuter avec
Serge Leroy qui est l’ami d’enfance de l’auteur calthène.
Le fait que Stéphane Deschamps recommence à l’infini son œuvre vient peut-être
de sa réflexion sur la religion. De nombreuses anecdotes pullulent dans le livre
et font référence aux textes bibliques : la naissance du petit Stéphane ou
la Genèse du monde, la révolution intellectuelle qu’il a subie en cours de
philosophie ou le Déluge[3],
l’écriture du livre de sa vie et le mythe du Paradis et de l’Enfer. La philosophie
a donc sauvé Stéphane Deschamps. Néanmoins, la religion a toujours été présente
dans la pensée deschampsienne. Notre auteur calthène était profondément antireligieux, et bien qu’il ne
l’ait jamais avoué à quiconque, un de ses rêves aurait été de réussir à
démontrer l’impossibilité de l’existence de Dieu. Il a donc consacré une grande
partie de sa vie à cette tâche. Il en est arrivé à la conclusion que Dieu était
incapable de terminer quoique ce soit, qu’il essayait toujours de recommencer
ce qu’il avait entamé peu avant, soit par paresse devant la difficulté de
mettre un terme à sa création, soit par vanité (il voulait toujours faire
mieux). Il en résulte que Dieu est impuissant à créer quelque chose de fini, de
stable. Ses créations sont éphémères, voire illusoires et elles lui échappent
régulièrement, alors que les théologiens lui attribuent une toute puissance
indubitable. Stéphane Deschamps a donc tenté de déjouer toutes les ruses
divines en créant et recréant à l’infini son œuvre, tel un créateur ex-nihilo. Son livre est une sorte d’aboutissement de sa
réflexion. Il a prouvé qu’un homme était capable de créer et recréer sans fin.
A l’instar de Dieu, Stéphane Deschamps est un irresponsable qui se laisse
submerger par son œuvre. Il n’est donc pas surprenant qu’il se soit suicidé un
beau matin de mai, après avoir contemplé, par sa fenêtre grande ouverte, le
réveil du monde. Un dernier pied de nez à Dieu et au destin. Stéphane Deschamps
n’a pas réussi à prouver l’inexistence de Dieu, mais il a cependant révolutionné
la conception que l’on se faisait de ses attributs : Dieu n’est pas tout
puissant. Bien au contraire, Dieu est un impuissant. Ce suicide est aussi la
preuve que l’homme peut surpasser Dieu sans grand effort. Par
l’autodestruction, il renie ses origines et récuse le Jugement Dernier. Il met
un terme définitif, il en finit une fois pour toutes. Ce que Dieu n’a pas
réussi à faire avec la race humaine (et tout le monde sait qu’il a essayé à de
nombreuses reprises), Stéphane Deschamps l’a réussi avec lui-même. Son livre
contenait les prémices, sa vie la conclusion. Au lieu de titrer son
ouvrage : Ma Vie est mon œuvre, il aurait pu le baptiser : Ma
Mort est ma création.
Une
telle densité intellectuelle dans un livre inachevé relève du génie. Une fois
que vous aurez lu cet ouvrage, vous pourrez définitivement abandonné la
littérature. Tout est pensé et tout est dit, ou non-dit. C’est la somme de
toute l’histoire humaine résumée en un peu plus de 500 pages.
Tristan Delamotte.
[1]. Pour ceux que le sujet intéresse, ils peuvent consulter le site : www.litteraturophage.com
[2]. Serge Leroy, « L’inachèvement de Stéphane Deschamps », Éd. Éléphantesques, Calthènes, 1998. Cette biographie officielle est malheureusement épuisée.
[3]. Stéphane Deschamps a avoué à son biographe Serge Leroy que Ludwig Wittgenstein l’avait sauvé d’une mort certaine dans les années 60 et qu’il le comparait à Noé.