LA REVUE MOUTARDE

 

La revue sur le qui-vive

 


 

 

 

Page 1 :

Patrice Gourcier, finisseur de chef-d’oeuvres

Page 2 :

Allan Donaway, poétique de l’inachevé

Page 3 :

La triste mort de Philippe Janvel

Page 4 :

*Notes de lecture : Fernando Pesoa, étrange étranger de Robert bréchon

N°3

09-03-2.004

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Patrice Gourcier, finisseur de chef-d’œuvres.

 

 

Si certains auteurs redoutent la page blanche, Patrice Gourcier a une solution discutable à leur problème. Estimant lui-même que le plus dur dans un livre, c’est de le commencer, il a basé son œuvre sur la continuation de celles des autres. Certes, il ne sera pas le premier, bien des créateurs se réclament d’un héritage artistique. Certains disciples finissent les œuvres de leurs maîtres, notamment quand il s’agit d’architecture. Mais lui s’offre une liberté encore bien plus grande puisqu’il s’autorise à finir des livres d’auteurs qu’il n’a jamais connus ni côtoyés.

Après avoir commencé cette démarche comme une sorte de nouvelle écriture collective, faisant appel à des personnes proches de lui pour lui donner un début de roman ou de nouvelle qu’il puisse finir ou dans lequel il n’était parfois qu’un relais, Patrice Gourcier a tant radicalisé sa démarche que bien rares sont ceux qui approuvent encore l’orientation qu’a prise son œuvre. A l’heure où j’écris ces lignes, Patrice Gourcier est en train d’écrire le dénouement d’un livre intitulé Le Château. Si ce titre vous rappelle celui du roman de Kafka, c’est normal puisqu’il s’agit du dénouement de ce roman. Avec une décontraction que l’on peut admirer ou déplorer, Patrice Gourcier qui ne parle pas allemand a décidé de rédiger en français le dénouement de l’œuvre de Kafka.

On se doute que dans ces conditions, aucun n’éditeur n’accepte plus depuis longtemps les romans, ou les dénouements de romans de Patrice Gourcier, ne serait-ce qu’à cause des problèmes légaux que cela poserait. Et qui voudrait commencer un livre écrit par un auteur classique et finit par un contemporain, peut-être doué, mais à l’univers, au style et même à la langue différente de celle de l’auteur original ? On sent d’ailleurs que Gourcier s’occupe parfois peu de ce que ses rares lecteurs peuvent penser de ses œuvres. Il est même quelques fois flagrant qu’il s’agit de provocations. Son dénouement de Bouvard et Pécuchet multiplie les scènes de pornographie, y compris entre les deux protagonistes. Mais peut-être y a t il dans ce geste une sorte d’angoisse de la page blanche malgré tout, comme si Gourcier avait l’impression de repartir à zéro en s’attelant à la fin d’un des plus célèbres romans inachevés. Peut-être s’est-il cru attendu au virage et a préféré refuser l’exercice à sa manière. On est loin en effet à ce moment du pastiche tel qu’il a pu le pratiquer en terminant le Perceval de Chrétien de Troyes, pour lequel le dénouement de l’histoire était déjà préexistant dans la tradition et dont la langue si différente de celle d’aujourd’hui lui offrent suffisamment de matière à créer.

Mais au-delà de cette apparence de parasitage de génies, il convient tout de même de relever les aspects plus intéressants de cette démarche. Bien sûr, cette façon de faire lui offre d’abord une connaissance approfondie de l’œuvre et constitue un bel exercice de lecture et d’admiration. Mais, tout comme la dimension de création de pastiches, ces aspects de l’œuvre intéressent sans doute plus l’auteur que son lecteur.

Là où Patrice Gourcier devient intéressant, c’est qu’il parvient à rendre cette très forte contrainte enrichissante. Au-delà des problèmes que soulève cette forme d’écriture collective et de ce refus d’une grande partie du pouvoir créateur de l’écrivain, ce sont finalement les textes eux-mêmes qui présentent un intérêt. Il semble idiot de le dire, mais c’est finalement le reproche le plus fréquent fait à Patrice Gourcier que de trahir des chef-d’œuvres. Or, ce n’est pas en tant que suites de chef-d’œuvres que ces textes trouvent leur intérêt. C’est même une des plus pauvres lectures que l’on puisse faire de la fin de Perceval en comparant ce que notre contemporain a écrit à ce qu’aurait pu écrire Chrétien de Troyes. C’est en tant que texte indépendant, comme récit des aventures de Perceval en ancien français que ce texte est intéressant. Il faudrait pour lire dans des conditions idéales le texte de Gourcier connaître les grandes lignes de la légende et ne pas avoir lu Chrétien de Troyes. Là alors, on pourrait le juger pour ce qu’il est et non pas en s’autoproclamant exécuteur testamentaire de l’auteur disparu, relevant ligne par ligne les inexactitudes de Gourcier par rapport à son modèle. Cette attitude rappelle celle des spécialistes d’un auteur qui vont voir les adaptations cinématographiques des livres de leurs protégés et qu’ils jugent réussies ou ratées en fonction du respect par rapport à l’original sans penser que le cinéaste peut avoir choisi d’adapter ce roman en n’en gardant qu’une infime partie. En ce sens, la fin de Bouvard et Pécuchet devient autre chose qu’une provocation un peu puérile. Si l’on oublie qu’il s’agit du prolongement de l’œuvre de Flaubert, on se trouve devant un petit roman érotique mais bien écrit et construit intelligemment. De bien des manières, il s’agit alors d’un texte plus intéressant que nombre de romans contemporains. Ce n’est que quand on le compare à Flaubert que le texte est décevant. Mais le fait qu’on puisse poser la comparaison est déjà flatteur pour le livre. Car quel livre de ces vingt dernières années a-t-on été tenté de comparé à Flaubert ou à un grand classique de la littérature ? Il ne faudrait pas non plus en conclure que Gourcier est le plus grand écrivain contemporain, mais il fallait nuancer le déplaisir que prennent les gens à le lire en diminuant l’importance qu’avait pour ces textes le fait d’être présentés comme les prolongements de chef-d’œuvres inachevés.

Enfin, un des grands mérites de Gourcier est d’interroger notre rapport à l’histoire de la littérature et de ses grands classiques. On peut voir ses textes comme l’opposé de l’urinoir de Marcel Duchamp. En mettant dans un musée un objet ordinaire, il entendait lui donner une dimension esthétique. Gourcier, en plaçant son texte littéraire à la suite d’un autre le met en position d’être jugé de façon historique et non plus littéraire. La tentation que le lecteur a de le lire en rapport avec un classique de la littérature (tentation légitime d’ailleurs) est sans doute la principale raison de ce dispositif : en lui faisant lire un texte contemporain comme un classique,  Gourcier contraint son lecteur a s’interroger sur son regard vis-à-vis de ces livres intouchables lus d’une façon différente des autres romans contemporains. Il le force à établir un rapport entre Chrétien de Troyes et par exemple, Roland Barthes, à cesser de prendre les livres par siècle, mais à voir l’histoire littéraire comme un long processus et non comme une série d’étapes franchies, qui nous mène du XVème au XVIème, du romantisme au nouveau roman etc… Il s’agit peut-être d’une évidence, mais les reproches faits à l’oeuvre de Gourcier prouve que cette évidence a été oubliée : nous écrivons tous à la suite Flaubert et de Kafka.

 

 

Emmanuel Héron.