LA REVUE MOUTARDE
La revue sur le qui-vive
N°3
09-03-2.004
Allan Donaway, poétique de
l’inachevé :
Le
nom de cet écrivain américain ne dira sûrement rien à nos lecteurs, puisque ses
œuvres sont pour la plupart inédites aussi bien aux Etats_Unis qu’en France. La
raison en est simple : Allan Donaway abandonne par principe ses œuvres
avant d’en venir à bout. Si dans la majorité des cas, laisser un livre inachevé
est dommageable au résultat final et relève d’une incapacité de l’écrivain, il
n’est pas tout à fait question de cela ici. Il ne s’agit pas non plus
exactement d’un procédé avant_gardiste qui voudrait arrêter le roman en plein
au milieu de sa trame. Les raisons de cet inachèvement se situent entre les
deux, à mi_chemin entre le procédé et le blocage, sans avoir l’artifice du
premier, ni causer la frustration du second, tant cette forme est parfaitement
liée à sa thématique.
Le
premier roman de l’écrivain, Le Dernier
Eté, dont on suppose qu’il est en partie autobiographique, raconte les
dernières vacances d’été d’un étudiant qui vient de finir brillamment ses
études avant d’entrer dans la vie active. Tout le long du roman est parcouru de
cette atmosphère de dernière fois, qui nous donne l’impression que chacun des
instants qui passe ne reviendra pas. Thème vieux comme la monde, certes, mais
dont les chantres voient souvent la modernité comme une destruction de ce passé
dans lequel ils se complaisent. Ce roman se présente comme étant classique dans
son écriture, comme dans sa construction. Le style est visiblement inspiré de
celui de Fitzgerald, qui sert très clairement de modèle, puisque comme lui, le
héros a fréquenté l’université de Princetown et que comme le héros du célèbre
de ses livres, le héros se prénomme Gatsby.
En
plus du style, Donaway emprunte aussi à son compatriote ce thème de l’occasion
ratée. Le héros du Dernier Eté
revient sans cesse sur ses années à l’université. Il y pointe avec un plaisir
sadique tout ce qu’il y a raté, tout ce qu’il aurait pu faire mieux. Très
souvent, ces examens de conscience se concluent sur le constat amer que
désormais, il ne peut plus rien faire pour arranger ces choses qu’il a ratées.
Il n’y est jamais question de système moral, de jouir de la vie ou d’agir tant
qu’il est encore temps. Le héros tire une sorte de jouissance de ce constat
d’échec. Il y énumère tout, de ces soirées auxquelles il ne s’est pas rendu à
celles où il aurait du ne pas se rendre, de son temps perdu à faire des choses
ineptes dont le récit le fait rougir maintenant, en passant par la négligence
avec laquelle parfois il s’est occupé de ses études.
En
parallèle avec cela, il sent aussi passer le temps qui le rapproche de la fin
de ses vacances. Vers le tiers de ce roman, un de ses amis prénommé Ernest lui
propose de faire avec lui un voyage à Cuba. Il n’y a pas besoin d’être
spécialiste de l’œuvre de Fitzgerald pour voir qu’il s’agit cette fois de rapprocher
ce personnage d’Ernest Hemingway. Les deux personnages ont d’ailleurs assez
souvent des accrochages, Ernest incitant Gatsby à prendre sa vie en main, à ne
pas gâcher son talent et à postuler pour obtenir un emploi de journaliste, au
sein d’une prestigieuse revue, qui vient de se libérer. Gatsby répond dans le
vague et retarde la rédaction de sa lettre de candidature, tant et si bien
qu’il n’obtient pas l’emploi. Finalement, les vacances tournent court et Gatsby
décide de retourner aux Etats_Unis, dans sa ville natale. Il y apprend les
nouvelles locales, notamment qu’une jeune fille avec laquelle il avait été
question qu’il se marie, lasse de l’attendre en a finalement épousé un autre.
Le héros, encore un peu amoureux d’elle, sombre dans la tristesse et continue à
ressasser ses occasions manquées et s’attaque cette fois à son enfance. Cette
séance de regret tourne court tant sont immenses les possibilités qu’il avait
entrevues alors : il ne sera jamais trompettiste puisqu’il s’est arrêté
vers treize ans, alors qu’on le disait
doué, il ne sera jamais non plus footballeur professionnel, parce qu’il s’est
blessé à l’épaule au moment où il jouait le mieux et qu’il pouvait envisager
jouer dans l’équipe de Princetown.
Le
livre est ainsi une immense énumération de toutes ces possibilités manquées. La
troisième et dernière partie de ce roman inachevé a pour cadre New York, où il
part ensuite chercher un emploi, à la fin de ses vacances. Il y rencontre une
jeune fille qui pourrait être la femme de sa vie. Elle est polonaise et son
séjour à New York et aux Etats_Unis doit prendre fin dans un mois. Une relation
commence à naître entre eux. Tous deux sont persuadés qu’il se connaîtront
durant une courte période et qu’ils ne se reverront plus jamais par la suite et
de ce fait, ils se confient assez rapidement l’un à l’autre. Ces confidences
échangées les rapprochent finalement beaucoup et Gatsby tombe petit à petit
amoureux de la jeune fille, sans en être bien sûr et sans oser franchir le pas.
Il ne sait rien des sentiments de la jeune fille mais suppose qu’elle aussi
s’est éprise de lui. Mais il tarde trop à prendre confiance en lui, tant et si
bien que le jour du départ de la jeune fille approche et qu’il sait qu’il ne la
reverra sans doute jamais. Ce qui a été écrit du roman finit là. La veille du
départ de la jeune fille, le texte s’interrompt. On sait que le héros, ayant trouvé un emploi, doit commencer
à travailler trois jours plus tard. Dans les plans du roman que Donaway laisse
lire à qui il montre son manuscrit, on peut lire que la fin ne réservait pas de
grosse surprise. On ne voyait pas comme dans les comédies romantiques le héros
aller chercher son amie à l’aéroport. Ni faire un roman qui transcende tout
cela. Il devait simplement aller se saouler le soir du départ de la jeune fille
et prendre son emploi trois jours plus
tard.
Ainsi
le roman se termine quand le champ des possibles se clôt une dernière fois et
que le personnage n’a plus rien à rater. Lorsque toute les possibilités de
changer radicalement sa vie sont épuisées, le roman n’a plus de raison d’être.
Donaway, par superstition en quelque sorte, refuse de finir son roman et
d’enfermer son personnage. En n’écrivant pas la fin de l’histoire, il renonce,
en tant qu’écrivain, à fermer la porte à tous les dénouements possibles et
laisse une dernière issue à son personnage aussi bien qu’à lui_même.
Ce
principe, nous le retrouvons dans tous les autres livres de cet écrivain. Son
deuxième roman, Six semaines, relate
le tournage d’un film par un réalisateur qui lutte en vain contre la montre sur
son tournage pour essayer d’obtenir le film dont il rêvait. Là aussi, le roman
s’interrompt au bout de quatre semaines, avant le tournage des scènes
capitales. Moins systématiquement tourné vers le regret, puisque le narrateur a
quelques bonnes surprises sur le tournage, il n’en s’agit pas moins d’un regret
du premier jour de tournage où tout était encore possible, où il n’y avait pas
encore eu de disputes avec les acteurs, de mauvais choix de lumières ou de
direction d’acteurs.
Enfin,
son troisième et dernier roman présente lui aussi la même structure d’un compte
à rebours interrompu, et du regret du début de ce compte à rebours. Ce roman
intitulé Jusqu’au 6 août a pour cadre
Hiroshima au moment où la ville doit être détruite par la bombe atomique. Il
s’agit encore une fois d’un étudiant qui ayant raté bon nombre de choses dans
sa vie (on pense cette fois à Dazai Osamu plutôt qu’à Fitzgerald) y compris
deux tentatives de suicides. Le 6 août est pour lui un aboutissement, puisque
c’est la date fixée pour son mariage.
Entre le moment où cette date a été fixée et celle de ce mariage qui
approche, le héros, Hiroshi, semble avoir changé d’avis et cherche comment il
pourrait faire échouer ce projet de mariage à quelques jours de l’échéance. Il
en vient à se rappeler avec regrets de ses soirées de débauches assez minables
et à s’étonner de regretter une époque au cours de laquelle il avait honte de
vivre comme il le faisait. Le roman s’interrompt le 4 août et nous laisse dans l’expectative,
mais avec un relatif soulagement, puisqu’il n’y aura pas à sortir de cette
inextricable situation ou à en voir les conséquences fâcheuses. Encore une
fois, par le pouvoir de son dispositif, Donaway interrompt la course du temps
et laisse encore le champs libre à toutes sortes de possibilités. La bombe,
tout du moins dans le roman de Donaway ne tombera pas sur Hiroshima.
Luc
Gabet.