Un livre :
Fernando
Pessoa, étrange étranger de Robert Bréchon.
« La vérité est
la seule excuse de l’abondance. Nul homme ne devrait laisser vingt livres à
moins de pouvoir écrire comme vingt hommes différents. » Fernando Pessoa, Erostratus.
Cet
article n’apprendra rien à tous ceux qui connaissent bien Pessoa, mais je viens
moi-même tout juste de le découvrir, et je suppose que
d’autres aussi pourraient ignorer cet auteur portugais. La biographie que lui
consacre Robert Bréchon me semble une excellente entrée en matière pour qui
veut découvrir cet écrivain : son enthousiasme pour l’écrivain reprend en
quelque sorte l’enthousiasme de l’auteur lui-même, dont la vie réelle n’aurait
sans doute pas valu 600 pages. Heureusement, sa vie intérieure, elle riche en
aventures, vue par Robert Bréchon semble plus enthousiasmante.
Fernando
Pessoa est né en 1888. Il perd son père très jeune et part vivre en Afrique du
Sud avec sa mère et son beau-père qui y est consul du Portugal. Après des
études assez brillantes, il revient au Portugal où il essaie avec un héritage
d’ouvrir un atelier de typographie qui fera faillite. Après cet échec, il
s’installe à Lisbonne. Nous sommes en 1907, il a alors vingt-quatre ans. Il ne
quittera plus Lisbonne jusqu’à sa mort en 1935. Entre temps, il sera
correspondant commercial pour gagner sa vie. Voila pour la « vraie
vie ».
Reste
sa vie littéraire et intérieure, qui est elle bien plus remplie. Il écrit
depuis son plus jeune age, publie quelques-uns de ses textes dans la revue de
son école. Il continue à écrire sans rien produire de vraiment décisif jusqu’au
8 mars 1914. Selon la légende, il a une illumination et « donne
naissance » à Alberto Caeiro. C'est-à-dire qu’il écrit des poèmes mais
qu’il les attribue à un certain Alberto Caeiro à qui il invente une biographie,
un physique et des idées qui divergent des siennes. Il écrit une trentaine de
poèmes de Caeiro à la suite. Cet auteur né de son esprit ne restera pas seul.
Il sera accompagné de disciples, dont les plus connus sont Alvaro de Campos,
qui lui n’écrivait qu’à la machine et Ricardo Reis. A ces écrivains sortis de
son imagination il donnera le nom d’hétéronyme. Ces hétéronymes auront des
débats entre eux et une correspondance.
A
ces trois là, ou quatre si on y adjoint Pessoa lui-même (hasard étrange, pessoa
signifie « personne » en portugais), qui forment une coterie, il en
adjoindra d’autres, dont notamment Bernardo Soares, auteur du monumental Livre de l’intranquilité, sorte de
journal intime de sept cent pages.
Au
total, ils seront une quarantaine à être dotés d’une œuvre par Pessoa, même si
peu auront une œuvre conséquente.
Deux
détails de moindre importance, mais qui pimentent un peu cette biographie. Une
tentative de rédiger des sonnets en anglais avec l’intention avouée de
rivaliser avec Shakespeare. Et une rencontre avec Aleister Crowley, le père du
satanisme moderne. En effet, les deux hommes avaient en commun une passion pour
l’occultisme.
Il
connaît son heure de gloire littéraire en créant en 1915 la revue Orpheu, qui ne comptera que deux numéros
mais qui marquera tout de même l’histoire de la littérature portugaise.
C’est
après sa mort que tout commence. On retrouve chez lui dans une grande malle un
nombre impressionnant de textes qu’il n’a jamais envoyés à aucun éditeur et la
majeure partie de son œuvre est découverte après sa mort. Reconnu depuis, il
est devenu la gloire littéraire du Portugal.
Près
de soixante-dix ans après sa mort, des inédits sortent encore régulièrement de
cette malle. Son œuvre a connu bien des évolutions et a adopté des formes
différentes selon les hétéronymes qui étaient à l’œuvre. Il serait imprudent de
porter un jugement sur ses écrits que je ne connais pas bien. Mais je ne peux
pas m’empêcher de m’étonner que le vingtième siècle ait pu produire un tel
personnage qu’on croirait sorti d’une nouvelle de Borges.
Emmanuel Héron.