LA REVUE MOUTARDE

 

La revue sur le qui-vive

 

 


N°7

 

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François Aubert, spécialiste de Corneille

Page 2

Scribouillage : Compte-rendu de Scrabble

Page 3

Code Voynich : Le manuscrit le plus mystérieux du monde?

Page 4

Arthur Maiev 

(193?-1966)

Conférence 3

 

06-08-2.006

 

 

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François Aubert, spécialiste de Corneille

 

 

Il existe depuis le début du siècle une légende qui, comme toutes les légendes indémontrables et révolutionnaires, a la vie dure. Lancée par Pierre Louïs, déjà auteur de poèmes supposés être des traductions de textes de Sapho, cette rumeur voudrait que ce soit Corneille qui ait écrit les pièces de Molière. Le dernier rebondissement de cette tentative de réunification a été provoqué par Dominique Labbé qui, en s'appuyant sur les outils informatiques, a étudié le vocabulaire des deux dramaturges et en est arrivé à la conclusion que leur proximité était telle qu'il ne pouvait s'agir que d'un seul et même auteur. Cette proposition a bien sûr été accueillie par une levée de boucliers des universitaires spécialistes de Molière.

Nous sommes, par bonheur, totalement inaptes à trancher dans ce débat et de toute façon, notre avis ne pèserait pas lourd dans ses querelles de spécialistes. Laissant aux experts le soin de démêler ce problème, nous avons tout loisir d'emprunter les chemins de traverse de ce débat et de nous attarder sur l'œuvre théorique de François Aubert. Si la passion et la virulence donnaient voix au chapitre, François Aubert serait certainement un des acteurs les plus en vue de cette bataille. Ayant pris connaissance de cette polémique, Aubert a très vite choisi son camp, avec un mélange d'excentricité et de conviction personnelle qui trente ans plus tard sont inextricablement mêlés. Dès qu'il en a eu la possibilité, il a taché à travers ses travaux universitaires de démontrer que Molière n'avait été que le prête-nom de Corneille. Malgré les critiques et la censure que lui infligèrent ses collègues, il ne se découragea pas et décida d'aller encore plus loin que les partisans de son camp : plutôt que de s'attacher, comme eux, à démontrer leur théorie, il a préféré en tirer directement les conséquences et a dès lors commencé à relire toute l'œuvre de Molière comme si elle était de la plume de Corneille.

Cette idée audacieuse l'a malheureusement marginalisé pour plusieurs raisons. D'abord, le manque de rigueur évident de la démarche a tôt fait de le faire paraître carriériste et prêt à négliger la vérité de l'histoire littéraire pour servir son ambition personnelle. Cela a déplu aussi bien aux partisans de Molière qu'à ceux de Corneille, qu'ils soient sincères et contrariés de voir cette excentricité saper la crédibilité de leur camp, ou opportunistes et furieux de voir un autre profiter de leur travail. Par ailleurs, il ne put jamais trouver personne qui accepte de diriger son audacieuse thèse intitulée Etude de la figure du père dans Le Cid, Le Bourgeois Gentilhomme, Œdipe et L'Avare de Pierre Corneille.

C'est à partir de ce moment que cet ambitieux déçu diffère de beaucoup de ses prédécesseurs qui avaient eux renoncé à leurs travaux. Avec une patience et une rigueur qui auraient presque fait oublié ses errements passés, Aubert a poursuivi, en dehors de l'université et en parallèle de sa vie professionnelle et familiale son étude de l'œuvre de Molière considérée comme étant de Corneille. S'il a, depuis de nombreuses années, achevé la rédaction de sa thèse qu'il n'a pas pu soutenir, faute de directeur, il ne s'est pas arrêté là. Il a peu à peu étudié très scrupuleusement chacune des pièces de Molière et a déjà rédigé plusieurs ouvrages, restés dans ses tiroirs, sur les relations entre les deux hommes, pensant que certains passages de certaines pièces ont été retouchés par Molière une fois que Corneille eu rendu sa version. Ainsi, il est devenu le spécialiste incontesté d'un domaine dont on ne sait pas s'il existe, une sorte de géographe spécialiste de l'Atlantide.

Si la théorie qu'il professe venait un jour à devenir officielle, gageons qu'Aubert se taillerait la part du lion du point de vue éditorial tant il a de matériel à fournir. Pour satisfaire à la demande abondante de rééditions, il pourrait offrir des versions annotées de chacune des pièces que l'on considère comme étant de Molière ainsi que quelques livres sur ce sujet. Il est d'ailleurs question que sorte dans quelques temps à compte d'auteur un ouvrage peu représentatif de l'œuvre d'Aubert intitulé : Molière-Corneille : La conspiration du silence. Ce livre est très en dessous du reste de ses commentaires et témoigne de l'amertume qui au fil des années gagne le travailleur marginalisé. Il s'agit d'une analyse sur les raisons pour lesquelles tout le monde s'obstine à défendre la théorie d'un Molière auteur de ses pièces. On peut résumer sa thèse en quelques mots : retournant l'attaque souvent formulée contre les cornéliens, selon laquelle c'est parce qu'ils ne peuvent admettre qu'un bateleur et un fils de tapissier ait pu écrire de si belles pièces qu'ils refusent à Poquelin la paternité de son théâtre, Aubert prétend que la négation sa théorie est le fruit d'une sorte de populisme, d'une volonté d'anoblir le rire au détriment de la vérité historique.

On regrette que ce soit ce livre qu'Aubert songe à publier plutôt qu'une édition du Misanthrope de Corneille annotée par François Aubert qui ferait le régal des bibliophiles. Plus prosaïquement, nous nous posons à notre petite échelle une question, qui a à voir avec des spéculations, non plus intellectuelles, mais bien matérielles : que devons nous faire de nos deux volumes de la Pléiade de Molière s'il s'avérait qu'Aubert ait raison? Vont-elles perdre toute leur valeur en même temps que leur pertinence ou vont-elles devenir un objet de collection de grande valeur?

 

Emmanuel Héron.