LA REVUE MOUTARDE
La revue sur le qui-vive
N°7 |
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06-08-2.006
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François Aubert, spécialiste de Corneille |
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Il existe depuis le début du siècle une légende
qui, comme toutes les légendes indémontrables et révolutionnaires, a la vie
dure. Lancée par Pierre Louïs, déjà auteur de poèmes supposés être des
traductions de textes de Sapho, cette rumeur voudrait que ce soit Corneille qui
ait écrit les pièces de Molière. Le dernier rebondissement de cette tentative
de réunification a été provoqué par Dominique Labbé qui, en s'appuyant sur les
outils informatiques, a étudié le vocabulaire des deux dramaturges et en est
arrivé à la conclusion que leur proximité était telle qu'il ne pouvait s'agir
que d'un seul et même auteur. Cette proposition a bien sûr été accueillie par
une levée de boucliers des universitaires spécialistes de Molière.
Nous sommes, par bonheur, totalement inaptes à
trancher dans ce débat et de toute façon, notre avis ne pèserait pas lourd dans
ses querelles de spécialistes. Laissant aux experts le soin de démêler ce
problème, nous avons tout loisir d'emprunter les chemins de traverse de ce
débat et de nous attarder sur l'œuvre théorique de François Aubert. Si la passion
et la virulence donnaient voix au chapitre, François Aubert serait certainement
un des acteurs les plus en vue de cette bataille. Ayant pris connaissance de
cette polémique, Aubert a très vite choisi son camp, avec un mélange
d'excentricité et de conviction personnelle qui trente ans plus tard sont
inextricablement mêlés. Dès qu'il en a eu la possibilité, il a taché à travers
ses travaux universitaires de démontrer que Molière n'avait été que le prête-nom
de Corneille. Malgré les critiques et la censure que lui infligèrent ses
collègues, il ne se découragea pas et décida d'aller encore plus loin que les
partisans de son camp : plutôt que de s'attacher, comme eux, à démontrer leur
théorie, il a préféré en tirer directement les conséquences et a dès lors
commencé à relire toute l'œuvre de Molière comme si elle était de la plume de
Corneille.
Cette idée audacieuse l'a malheureusement
marginalisé pour plusieurs raisons. D'abord, le manque de rigueur évident de la
démarche a tôt fait de le faire paraître carriériste et prêt à négliger la
vérité de l'histoire littéraire pour servir son ambition personnelle. Cela a
déplu aussi bien aux partisans de Molière qu'à ceux de Corneille, qu'ils soient
sincères et contrariés de voir cette excentricité saper la crédibilité de leur
camp, ou opportunistes et furieux de voir un autre profiter de leur travail.
Par ailleurs, il ne put jamais trouver personne qui accepte de diriger son
audacieuse thèse intitulée Etude de la figure du père dans Le Cid, Le
Bourgeois Gentilhomme, Œdipe et L'Avare de Pierre Corneille.
C'est à partir de ce moment que cet ambitieux déçu
diffère de beaucoup de ses prédécesseurs qui avaient eux renoncé à leurs
travaux. Avec une patience et une rigueur qui auraient presque fait oublié ses
errements passés, Aubert a poursuivi, en dehors de l'université et en parallèle
de sa vie professionnelle et familiale son étude de l'œuvre de Molière
considérée comme étant de Corneille. S'il a, depuis de nombreuses années, achevé
la rédaction de sa thèse qu'il n'a pas pu soutenir, faute de directeur, il ne
s'est pas arrêté là. Il a peu à peu étudié très scrupuleusement chacune des
pièces de Molière et a déjà rédigé plusieurs ouvrages, restés dans ses tiroirs,
sur les relations entre les deux hommes, pensant que certains passages de
certaines pièces ont été retouchés par Molière une fois que Corneille eu rendu sa
version. Ainsi, il est devenu le spécialiste incontesté d'un domaine dont on ne
sait pas s'il existe, une sorte de géographe spécialiste de l'Atlantide.
Si la théorie qu'il professe venait un jour à
devenir officielle, gageons qu'Aubert se taillerait la part du lion du point de
vue éditorial tant il a de matériel à fournir. Pour satisfaire à la demande
abondante de rééditions, il pourrait offrir des versions annotées de chacune
des pièces que l'on considère comme étant de Molière ainsi que quelques livres
sur ce sujet. Il est d'ailleurs question que sorte dans quelques temps à compte
d'auteur un ouvrage peu représentatif de l'œuvre d'Aubert intitulé : Molière-Corneille
: La conspiration du silence. Ce livre est très en dessous du reste de ses
commentaires et témoigne de l'amertume qui au fil des années gagne le
travailleur marginalisé. Il s'agit d'une analyse sur les raisons pour
lesquelles tout le monde s'obstine à défendre la théorie d'un Molière auteur de
ses pièces. On peut résumer sa thèse en quelques mots : retournant l'attaque
souvent formulée contre les cornéliens, selon laquelle c'est parce qu'ils ne
peuvent admettre qu'un bateleur et un fils de tapissier ait pu écrire de si
belles pièces qu'ils refusent à Poquelin la paternité de son théâtre, Aubert
prétend que la négation sa théorie est le fruit d'une sorte de populisme, d'une
volonté d'anoblir le rire au détriment de la vérité historique.
On regrette que ce soit ce livre qu'Aubert songe à
publier plutôt qu'une édition du Misanthrope de Corneille annotée par
François Aubert qui ferait le régal des bibliophiles. Plus prosaïquement, nous
nous posons à notre petite échelle une question, qui a à voir avec des
spéculations, non plus intellectuelles, mais bien matérielles : que devons nous
faire de nos deux volumes de la Pléiade de Molière s'il s'avérait qu'Aubert ait
raison? Vont-elles perdre toute leur valeur en même temps que leur pertinence
ou vont-elles devenir un objet de collection de grande valeur?
Emmanuel Héron.