LA REVUE MOUTARDE

 

 

 

 

 

N°13

 


Page 1

En cours de rédaction

 

Page 2

Francis Dietrich,

la vie d'artiste

2ème partie

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La confrérie des Jalembotes

3ème partie

 

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En cours de rédaction

 

Francis Dietrich, la vie d'artiste

 

Deuxième partie

 

 Les années quatre-vingt furent encore plus difficiles pour Dietrich : profondément affecté par la mort de Luka, il vit pour la première fois son génie créatif lui faire défaut. Claquemuré dans un chalet perdu au milieu des Alpes, il s’isola du monde extérieur pendant cinq années durant lesquelles il travailla nuit et jour pour accoucher de cet unique calembour : « un car havane ». Dégoûté par la stérilité de sa plume et en proie à d’énormes difficultés financières, il décida de retourner à Paris où il rencontra, par l’intermédiaire d’un ami, le philosophe grec Nikos Alampoulesnos.

Alampoulesnos était un adepte de la philosophie concrète (de l’anglais concrete : « béton ») depuis de nombreuses années, et tentait vainement de la défendre auprès des intellectuels français. La doctrine de cette école de pensée est simple. Selon elle, l'être se divise en trois parties, ou « sphères », distinctes : la sphère des idées, la sphère réelle et la sphère concrète. Voici un extrait de Pourquoi je pense ce que je pense (Nikos Alampelousnos, 1981, Editions Sans Retour) :


« Prenons l’exemple de l’âne, animal sympathique s’il en est. Dans la sphère des idées se trouve, comme on peut s’y attendre, le concept d’âne, les éléments pertinents utilisés par l’homme pour identifier l’âne (grandes oreilles, cri particulier, caractère têtu…), en quelque sorte, l’image de l’âne parfait tel qu’aurait pu le décrire Platon. Dans la sphère réelle se trouve l’animal âne dans toute sa variété et sa matérialité. En ce qui concerne la sphère concrète, les choses sont légèrement plus compliquées : expliquer à un profane la représentation d’un âne concret se révèle un exercice particulièrement difficile. Ce qui s’en rapprocherait le plus serait une colossale statue d’âne en béton armé, ornée de centaines de rivets de fonte et de nombreuses gravures, la plupart étant des insanités en allemand médiéval. »


Alampoulesnos et ses disciples étaient particulièrement heureux de l’évolution du réel, qui, selon eux, se rapprochait de plus en plus de la sphère concrète. La popularité grandissante des quatre-quatre et des films pornographiques, par exemple, était selon eux un des signes avant-coureurs de la revanche de la sphère du concret en matière, respectivement, d’automobile et de sexualité.


Francis Dietrich vécut presque un an avec Alampoulesnos, mais finit par fuir l’influence du maître. Comme il l’écrit dans son journal « Chaque jour je sens grandir l’ascendant que Nikos a sur moi. Je me surprends à employer des tournures de phrases et un vocabulaire ressemblant étrangement aux siens : hier encore, j’utilisai dix fois le mot ‘onyxis’ en rédigeant la liste des courses. Une telle aliénation ne peut plus durer. S’il n’accepte pas de libérer la salle de bains plus vite, je me verrai dans l’obligation de partir. Mais pour aller où ? »


Où ? Chez Liliane Desfoie, une ravissante doctorante en psychologie avec qui Dietrich connut une brève mais intense liaison. Au-delà de l’attirance physique qu’il avait pour sa jeunesse, il admirait sa vivacité d’esprit et passa de nombreuses heures à la conseiller dans la rédaction de sa thèse sur la schizophrénie chez les agrumes.


En 1987, Dietrich entama une passionnante correspondance épistolaire avec Cioran. Les deux hommes avaient en commun un regard très critique sur l’oeuvre de Nietzsche. Malheureusement, leur amitié tourna court lorsqu’ils évoquèrent les causes de cette défiance : Cioran reprochait au philosophe allemand d’avoir érigé de nouvelles idoles à la place de celles qu’il avait abattues, tandis que Dietrich ne saisissait pas comment un chameau pouvait se transformer en lion.


Ecoeuré par une telle incompréhension, à laquelle vint s’ajouter sa rupture avec Liliane, tombée folle amoureuse d’un kinésithérapeute débile léger, Francis Dietrich prit la décision de se consacrer exclusivement à la rédaction d’un texte qui resterait comme le point d’orgue de son oeuvre et lui ouvrirait peut-être les portes d’un éditeur.


Renouant avec les révoltes de sa jeunesse, il entreprit d’écrire une immense suite de poésies dénonçant l’asservissement de l’homme aux valeurs de la bourgeoisie et du capitalisme. Ces vers devaient être regroupés en 26 tomes de 500 pages chacun (« au moins », précisa-t-il), chaque volume correspondant à l’une des lettres de l’alphabet latin. « Cet ouvrage symbolisera la pureté de la chose écrite. J’aurai révélé au monde englué dans un quotidien maussade que le lyrisme est sa seule échappatoire. Qui sait, peut-être la publication d’un tel chef d’oeuvre me rapportera-t-elle suffisamment d’argent pour que je puisse être propriétaire de mon propre lave-linge ? » Quelques jours après avoir écrit ces lignes, Dietrich déroba à Liliane l’intégralité de ses dictionnaires et s’installa dans un hôtel de Lyon, « afin d’en profiter pour comprendre ce que l’auteur du Gai Savoir a voulu dire avec cette histoire de métamorphoses ».


Voici le trois cent vingt septième poème du premier tome :


Approuvez les autocéphales

Admettez l'arbitraire

Associez les acquis

A l'anachronisme arriéré

Admirez l'abattement

Des animaux assimilés

Ahuris par leur asservissement

Analphabètes et abouliques

Académie de l'amertume

Assassine de l’affection

Adoratrice de cette animalité

Qui a fait agoniser tant d’artistes


Fin 1989, de nouveau à court d’argent, Dietrich fut contraint de quitter son hôtel, puis la France, afin d’échapper à ses créanciers. A partir de ce jour, aucune trace de Francis Dietrich n’a été enregistrée jusqu’en 1992, année au cours de laquelle il fut arrêté au Zanzibar. Reconnu coupable d'avoir pratiqué la zoophilie avec un zébu, il fut condamné à la peine capitale. Malgré des demandes répétées auprès du consulat français, la sentence fut exécutée le 19 août 1993.

Ambroise Garel.