LA REVUE MOUTARDE
Le journal littéraire toujours sur la
brèche
Hommage de Gervasio Montenegro :
« J’ai eu la chance de fréquenter
Honorio Bustos Domecq. Il venait souvent me voir en fin de mois et
m’entretenais de ses soucis d’argent. Plus d’une fois, j’ai eu la tentation de
lui en prêter, mais je savais que c’eût été blessé sa fierté de prince.
Je me souviens de notre première
rencontre, au bar de l’avenue Cordoba, où
bien qu’y allant fréquemment tous deux, nous ne nous étions jamais
adressé la parole. Arrivant un peu plus tard que d’habitude, je m’enquérais
auprès d’une serveuse du numéro du jour de El
Mundo dont j’avais l’habitude de parcourir les pages sportives et
littéraires en dégustant un maté. « Désolé monsieur, c’est le monsieur là
bas qui est en train de le lire ». Le monsieur en question, tu l’auras
debiné, perspicace lecteur, n’était autre que notre cher « vilain
singe », surnom affectueux que nous donnions à celui que le monde
connaissait comme le professeur Honorio Bustos Domecq. Il parcourait les pages
sportives, après avoir sans doute fini la lecture de celles consacrées à la
littérature et était d’assez mauvaise humeur : le Club junior des halles
avait perdu ce jour là. Je me dirigeais vers lui et engageait avec lui une
conversation hautement philosophique sur la justice et la propriété. Je
découvris alors son sens de la répartie et il n’hésitât pas à invoquer des
arguments tirés de domaines proches de la philosophie. Il me fit ainsi
généreusement partager ses connaissances sur la loi de l’offre et de la
demande, ainsi que sur celle de la jungle, car il n’était pas un domaine de
l’esprit que Bustos Domecq n’ait parcouru. Outre ses connaissances en économie
et en botanique, il voulut me dévoiler ce qu’il connaissait de la boxe, tandis
que je m’apprêtais de mon coté à lui enseigner le peu de savate que je
connaissais. Mais, hélas ou heureusement, le patron de cet estaminet situé au
258 avenue Cordoba (dont je préfère oublier le nom et dont les bières sont sans doute
aujourd’hui encore les plus mauvaises de tout Buenos Aires) n’entendait pas
laisser régner la connaissance dans son bouiboui et nous mit tous deux à la
porte, incapable de trancher en faveur de l’un ou de l’autre dans ce débat qui
le dépassait de beaucoup. Après nous être époussetés, nous nous cotisâmes pour
acheter un exemplaire d’El Mundo que
nous allâmes lire dans un bar où l’on était plus ouvert aux choses de l’esprit.
Ainsi, c’est de notre commun amour
pour les lettres qu’est né notre amitié.
J’eus par la suite le plaisir de
l’aider à commencer sa carrière dans le monde des lettres en préfaçant son
recueil de chroniques. Sans doute ne serait-il jamais sorti de l’anonymat sans
ce geste d’amitié désintéressé, et avec lui, c’est toute une partie de notre
littérature qui serait restée à jamais méconnue.
Comme dit le poète : « le
bonheur se raconte mal, il s’use vite ». Les ans ont passé trop vite en compagnie
du « vilain singe ». Je ne peux me rappeler que de quelques soirées
ou quelques incidents. Des discussions sans fin autour d’un verre, de petites
mésaventures, d’Honorio toujours à cours d’argent qui savait mille malicieux
stratagèmes de se faire offrir un verre, car il n’avait pas ce mépris de trop
d’intellectuels pour les petits plaisirs de la vie et les petites ruses qui
contribuent à la rendre plus facile étaient pour lui un sujet de réflexion pas
plus indigne qu’un autre. Certains se croiront blessants en insinuant
qu’Honorio était plus doué pour ce genre de trouvailles que comme écrivain. Le
professeur Honorio Bustos Domecq aurait été content de l’entendre et l’aurait
pris pour un compliment, tant il était au dessus de ces remarques qui sont la
marque des esprits petits-bourgeois.
Je ressens un étrange sentiment en
pensant que plus jamais il ne me tapotera plus l’épaule dans un bar pour me
dire avec toute la fière assurance dont il était capable : « Il faut
absolument que tu m’aides. Devine, ce qu’il vient de m’arriver ? »
Plus jamais je n’entendrai la merveilleuse histoire qui s’en suivait alors,
chaque fois différente, chaque fois pleine de féerie. Bien des écrivains rêvent
de réécrire une version moderne des Mille
et Une Nuits, peu s’en sentent capables, mais Honorio, lui aurait pu le
faire. Il n’a hélas pas couché ces textes par écrit, mais pendant des années,
il a été ma Shéhérazade et moi, j’ai été son prince. La nuit de noce du conte
oriental a duré moins de trois ans, la notre plus de vingt ans, même si elle ne
commençait souvent pas avant le 20 du mois. Et, si je peux me permettre, c’est
un véritable harem qu’entretenait le « vilain singe », parce qu’une
fois son histoire racontée, il s’en allait comme un prince la raconter à un
autre, qui de temps en temps, moins scrupuleux que moi, avait l’insolence de
lui proposer de l’argent. Il fallait alors le voir Honorio, accepter l’argent
avec gentillesse pour ne pas vexer son interlocuteur. Qui l’eut vu remercier et
promettre qu’il rendrait l’argent le lendemain eut été bouleversé devant un tel
savoir-vivre. D’ailleurs, sa bonté lui a souvent coûté, car certains
finissaient par l’éviter, honteux sans doute de l’avoir tant de fois blessé
dans son amour propre.
Ce que fut sa fin, je préfère y penser.
Les grandes douleurs sont muettes. Je ne suis pas de ceux qui s’autoproclament
proches amis du défunt pour espérer monnayer quelques interviews aux journaux.
Tout ce que je peux dire, c’est que Honorio eut été ravi de ses obsèques. Elles
n’eurent aucunes de ces vaines pompes, souvent ruineuses de surcroît, que les
gens n’ayant pas leur conscience en paix se croient obligées d’offrir au
défunt, quand il est trop tard. Au lieu de cela, il eut droit à un enterrement
d’une sobre, ce qui (en ces temps où le tape-à-l’œil et la surenchère
décorative règnent sur la mode funéraire) devient un véritable luxe, qu’un
aristocrate de cœur tel que lui a du apprécié. De plus, l’argent ainsi
économisé a servi à la création du Prix
Honorio Bustos-Domecq[1],
qui cette année au moins permettra à un chercheur de talent de financer sa
thèse. Elégance et littérature. Voila ce que fut sa fin. Et cela résume
parfaitement la vie du « vilain singe ». »
[1] Le lauréat de cette année est Gervasio Montenegro. Il pourra ainsi financer sa thèse que tout ce que le monde des lettres compte de membres en Argentine attend avec impatience depuis bientôt trente ans. Elle s’intitule L’approvisionnement des débits de boissons de l’avenue Cordoba sous la prohibition. Sujet passionnant si il en est.