LA REVUE MOUTARDE

 

Le journal littéraire toujours sur la brèche

 

 


 

N°2

13-01-2.004

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Hommage de Gervasio Montenegro :

 

 

« J’ai eu la chance de fréquenter Honorio Bustos Domecq. Il venait souvent me voir en fin de mois et m’entretenais de ses soucis d’argent. Plus d’une fois, j’ai eu la tentation de lui en prêter, mais je savais que c’eût été blessé sa fierté de prince.

Je me souviens de notre première rencontre, au bar de l’avenue Cordoba, où  bien qu’y allant fréquemment tous deux, nous ne nous étions jamais adressé la parole. Arrivant un peu plus tard que d’habitude, je m’enquérais auprès d’une serveuse du numéro du jour de El Mundo dont j’avais l’habitude de parcourir les pages sportives et littéraires en dégustant un maté. « Désolé monsieur, c’est le monsieur là bas qui est en train de le lire ». Le monsieur en question, tu l’auras debiné, perspicace lecteur, n’était autre que notre cher « vilain singe », surnom affectueux que nous donnions à celui que le monde connaissait comme le professeur Honorio Bustos Domecq. Il parcourait les pages sportives, après avoir sans doute fini la lecture de celles consacrées à la littérature et était d’assez mauvaise humeur : le Club junior des halles avait perdu ce jour là. Je me dirigeais vers lui et engageait avec lui une conversation hautement philosophique sur la justice et la propriété. Je découvris alors son sens de la répartie et il n’hésitât pas à invoquer des arguments tirés de domaines proches de la philosophie. Il me fit ainsi généreusement partager ses connaissances sur la loi de l’offre et de la demande, ainsi que sur celle de la jungle, car il n’était pas un domaine de l’esprit que Bustos Domecq n’ait parcouru. Outre ses connaissances en économie et en botanique, il voulut me dévoiler ce qu’il connaissait de la boxe, tandis que je m’apprêtais de mon coté à lui enseigner le peu de savate que je connaissais. Mais, hélas ou heureusement, le patron de cet estaminet situé au 258 avenue Cordoba (dont je préfère oublier le nom  et dont les bières sont sans doute aujourd’hui encore les plus mauvaises de tout Buenos Aires) n’entendait pas laisser régner la connaissance dans son bouiboui et nous mit tous deux à la porte, incapable de trancher en faveur de l’un ou de l’autre dans ce débat qui le dépassait de beaucoup. Après nous être époussetés, nous nous cotisâmes pour acheter un exemplaire d’El Mundo que nous allâmes lire dans un bar où l’on était plus ouvert aux choses de l’esprit.

Ainsi, c’est de notre commun amour pour les lettres qu’est né notre amitié.

J’eus par la suite le plaisir de l’aider à commencer sa carrière dans le monde des lettres en préfaçant son recueil de chroniques. Sans doute ne serait-il jamais sorti de l’anonymat sans ce geste d’amitié désintéressé, et avec lui, c’est toute une partie de notre littérature qui serait restée à jamais méconnue.

Comme dit le poète : « le bonheur se raconte mal, il s’use vite ». Les ans ont passé trop vite en compagnie du « vilain singe ». Je ne peux me rappeler que de quelques soirées ou quelques incidents. Des discussions sans fin autour d’un verre, de petites mésaventures, d’Honorio toujours à cours d’argent qui savait mille malicieux stratagèmes de se faire offrir un verre, car il n’avait pas ce mépris de trop d’intellectuels pour les petits plaisirs de la vie et les petites ruses qui contribuent à la rendre plus facile étaient pour lui un sujet de réflexion pas plus indigne qu’un autre. Certains se croiront blessants en insinuant qu’Honorio était plus doué pour ce genre de trouvailles que comme écrivain. Le professeur Honorio Bustos Domecq aurait été content de l’entendre et l’aurait pris pour un compliment, tant il était au dessus de ces remarques qui sont la marque des esprits petits-bourgeois.

Je ressens un étrange sentiment en pensant que plus jamais il ne me tapotera plus l’épaule dans un bar pour me dire avec toute la fière assurance dont il était capable : « Il faut absolument que tu m’aides. Devine, ce qu’il vient de m’arriver ? » Plus jamais je n’entendrai la merveilleuse histoire qui s’en suivait alors, chaque fois différente, chaque fois pleine de féerie. Bien des écrivains rêvent de réécrire une version moderne des Mille et Une Nuits, peu s’en sentent capables, mais Honorio, lui aurait pu le faire. Il n’a hélas pas couché ces textes par écrit, mais pendant des années, il a été ma Shéhérazade et moi, j’ai été son prince. La nuit de noce du conte oriental a duré moins de trois ans, la notre plus de vingt ans, même si elle ne commençait souvent pas avant le 20 du mois. Et, si je peux me permettre, c’est un véritable harem qu’entretenait le « vilain singe », parce qu’une fois son histoire racontée, il s’en allait comme un prince la raconter à un autre, qui de temps en temps, moins scrupuleux que moi, avait l’insolence de lui proposer de l’argent. Il fallait alors le voir Honorio, accepter l’argent avec gentillesse pour ne pas vexer son interlocuteur. Qui l’eut vu remercier et promettre qu’il rendrait l’argent le lendemain eut été bouleversé devant un tel savoir-vivre. D’ailleurs, sa bonté lui a souvent coûté, car certains finissaient par l’éviter, honteux sans doute de l’avoir tant de fois blessé dans son amour propre.

Ce que fut sa fin, je préfère y penser. Les grandes douleurs sont muettes. Je ne suis pas de ceux qui s’autoproclament proches amis du défunt pour espérer monnayer quelques interviews aux journaux. Tout ce que je peux dire, c’est que Honorio eut été ravi de ses obsèques. Elles n’eurent aucunes de ces vaines pompes, souvent ruineuses de surcroît, que les gens n’ayant pas leur conscience en paix se croient obligées d’offrir au défunt, quand il est trop tard. Au lieu de cela, il eut droit à un enterrement d’une sobre, ce qui (en ces temps où le tape-à-l’œil et la surenchère décorative règnent sur la mode funéraire) devient un véritable luxe, qu’un aristocrate de cœur tel que lui a du apprécié. De plus, l’argent ainsi économisé a servi à la création du Prix Honorio Bustos-Domecq[1], qui cette année au moins permettra à un chercheur de talent de financer sa thèse. Elégance et littérature. Voila ce que fut sa fin. Et cela résume parfaitement la vie du « vilain singe ». »



[1] Le lauréat de cette année est Gervasio Montenegro. Il pourra ainsi financer sa thèse que tout ce que le monde des lettres compte de membres en Argentine attend avec impatience depuis bientôt trente ans. Elle s’intitule L’approvisionnement des débits de boissons de l’avenue Cordoba sous la prohibition. Sujet passionnant si il en est.