LA REVUE MOUTARDE
Le journal littéraire toujours sur la
brèche
N°2
13-01-2.004
Nous voilà déjà à la quatrième et dernière page de ce
numéro. Nous avons évoqué plusieurs aspects de la vie d’homme d’esprit
d’Honorio Bustos Domecq : son parcours professionnel, son travail de
critique, ce qu’il était au quotidien. Nous ne serions pas complets si nous
n’évoquions aussi quelle grande figure d’écrivain il a été. Quand la mort le
surprend, il laisse bien sûr des livres, de très grands livres qui à eux seuls
lui assurent l’immortalité. Mais Honorio Bustos Domecq a fait bien plus que ça.
Nous avons retrouvé dans ses papiers (dont l’ordonnancement desquels laissait à
penser qu’il n’avait, jusqu’à la fin, rien perdu de son esprit bohême) le plan
d’un ou de plusieurs romans. Des travaux longs et minutieux ont permis de
mettre à jour l’immense projet que le grand homme préparait avec une sage nonchalance.
Il s’agissait, en quelque sorte, de faire l’équivalent d’une Comédie Humaine qui aurait pour cadre
l’Argentine contemporaine. Honorio Bustos Domecq avait d’ailleurs reçu quelques
subventions de municipalités en échange de la promesse d’y faire s’y dérouler
l’une ou l’autre de ses histoires. Il n’a eu le temps d’en écrire que des notes
d’intention générale. Nous les retranscrivons telles quelles et les donnons
pour ce qu’elles sont : un des plus grands regrets de l’histoire de la
littérature.
Ce ne sont pas
les belles fontaines qui manquent en Argentine.
Actions
multiples et variées, mettant en scène des lieux différents et des types
différents. Eviter la répétition.
« Il
faut être absolument moderne » disait Rimbaud. Comme cela est vrai.
Parler
de la fontaine de la place principale de Punilla. Ai reçu argent pour le faire.
Les
lieux doivent être au centre du roman. Rien ne doit être du au hasard, et pourtant
tout doit en avoir l’air.
Ne
pas être pesant. Combien de romans d’aujourd’hui sont ratés parce que trop
pesants.
L’amour
est toujours au centre de nos préoccupations, certes mais l’amour a évolué. Comment
plutôt renoncer à l’évoquer que de le faire de façon truquée, c'est-à-dire,
sans évoquer l’acte charnel lui-même. Certains appelleront cela érotisme,
j’appelle cela réalisme. Et tant pis pour ceux que cela fâchera. Toutes les
grandes œuvres ne se sont-elles pas construites dans la polémique ?
Ai
feuilleté le Kama-Sutra : « la fleur béante », « le
papillon écartelé ». Que de poésie dans les noms de ces positions. Et des
esprits étroits voudraient que nous nous passions de cette sagesse ancestrale
venue de l’orient. Non, décidément, il faut être résolument moderne dans notre
peinture de l’amour. Quel qu’en soit le prix.
Ai
passé l’après-midi à essayer de faire un anagramme de Honorio Bustos Domecq
avec des lettres de scrabble. N’ai rien trouvé d’exploitable. Je pense qu’il
faut absolument que je trouve un pseudonyme, pour pouvoir mener à bien mon
projet, totalement détaché des contingences matérielles.
Voyage
offert par la municipalité de Punilla. Je vais passer trois jours sur place.
Excellente occasion de me renseigner et de voir de plus près la fontaine de
leur village.
Le
dépaysement me fait le plus grand bien. Je vois tout avec des yeux neufs.
Ai
vu la fontaine. Très déçu.
La
jeune femme qui sert les petits déjeuners à l’hôtel est charmante. Elle a très
certainement l’épaisseur romanesque d’une Madame Bovary ou d’un Miss Dolloway.
Ai
perdu au billard contre le champion local. Une malchance incroyable. Et ce
petit crétin qui faisait des remarques moqueuses sur les gens de la capitale.
Même pas bon à faire un personnage secondaire. Tellement bête qu’il en devient
irréaliste.
Que
de profondeur dans cette phrase de Rimbaud : « Je est un
autre. »
Au
hasard d’une conversation, j’apprends que la mère de la petite qui sert les
petits déjeuners aurait peut-être eu une liaison avec un marchand ambulant une
dizaine de mois avant la naissance de sa fille. La vie, décidément, est plus
inventive que nous. Ce voyage se révèle finalement passionnant.
Ai
goûté au dîner une spécialité locale, à base de viande de bœuf et de maïs. Ils
appellent ça une « punilla », du nom de leur village. Infect.
Comme
le temps a passé vite dans ce petit village. Je dois partir demain après avoir
déjeuné avec tout ce qu’il compte de notables. Il me faudra sans doute leur
exposer un début de plan pour le roman.
Terrible
mal de ventre toute la nuit. Sans doute les punillas que j’ai du reprendre,
pour ne vexer personne.
Ces
problèmes intestinaux auront eu ça de bon qu’en me tenant éveillé une grande
partie de la nuit, j’ai pu réfléchir à ce roman. Comme quoi, ce que l’ont dit
sur la souffrance et les poètes ne sont pas que des lieux communs.
Début
de plan de roman :
Chapitre
1 : Punilla, par un chaud après-midi d’été. Susanna, une jeune femme est chez
elle à travailler. Son mari, alcoolique, est aux champs. Arrive un marchand
ambulant en sueur. Elle lui propose d’entrer et de prendre un instant de repos.
Il vend des ceintures. Elle lui offre un verre d’eau timidement. Le marchand
sent dans sa façon de baisser les yeux qu’elle n’est pas heureuse. Il boit son
verre d’eau. Elle ne veut pas de ceinture. Pour la remercier, il lui offre un
collier. Comme il le lui passe au cou, un bruit retentit dehors, elle sursaute,
leurs lèvres se touchent, ils passent dans la chambre. Essayer de réutiliser la
profession du marchand. Peut-être avec les ceintures, par exemple. Description
minutieuse de la scène. On pourrait en faire l’ellipse, mais ce serait lâche,
et il faut magnifier ce moment d’amour vrai. Le marchand repart en promettant
de revenir. Deux jours après, il est renversé par une voiture et meurt à
l’hôpital à cause de l’incompétence des docteurs (en profiter pour peindre
l’incompétence des docteurs). Elle ne le saura jamais et se croira abandonnée.
Chapitre
2 : Punilla, par un chaud après-midi d’été. Vingt ans plus tard. Susanna,
mais pas la même que la première. La fille de celle qui a couché avec le
marchand cette fois. Dans le même lit, elle couche avec un homme. Détailler la
cène pour reprendre en négatif celle de la mère. Son amant est un cuisinier du
village, spécialisé dans les punillas. Il a l’age qu’aurait son père si
celui-ci n’était pas mort. Faire sentir subtilement qu’il se joue ici quelque
chose de l’ordre de l’Oedipe. Il lui laisse de l’argent et s’en va. On la
retrouve sur la place du village, près de la fontaine (description de la
fontaine). Après avoir bu l’eau de la fontaine, elle va poursuivre son labeur
dans un bar. Elle y voit une bande de pré-pubères buvant de la bière (opposer
la bière, boisson impure, à l’eau, boisson pure, pour montrer que l’habit ne
fait pas le moine). Un d’eux gagne la partie (s’inspirer du petit crétin,
immortaliser sa bêtise, graver dans un éternel marbre son rictus idiot) et lui
propose de monter. Dans le bar, un écrivain de passage assiste à moitié amusé
par la bêtise du garçon, à moitié apitoyée pour la pauvrette, dont toute la
physionomie respire la noblesse d’âme. En son for intérieur, il se dit, pour
lui-même, un trait d’esprit en rapport avec le billard et ce que le garçon
s’apprête à faire (sur les queues, les boules et les trous).
Pendant
ce temps, le petit crétin et Susanna ont rejoint le lit de Susanna. Le petit
crétin, fort en gueule devant ses amis se révèle bien moins brave quand il
s’agit d’agir. Il ne parvient à rien malgré tous les efforts (se documenter) de
Susanna. Devant son rictus par trop idiot, elle finit pas éclater de rire. Il
se vexe, la frappe et quitte la maison en courant.
Pour
la suite, Susanna, frappée, ne peut travailler pendant une semaine. N’ayant
rien d’autre à faire, elle arpente tout de même la place de la fontaine.
L’écrivain la remarque et devine sous cette apparence vulgaire un brillant
esprit qui ne demande qu’à s’épanouir. Ils ont une liaison torride qui permet à
la jeune fille de vaincre toutes ses inhibitions. Ils repartent ensemble vers
la capitale. Fin du roman.
Titre
provisoire : le papillon écartelé de la fontaine. Papillon écartelé, car
cette position du Kama Sutra deviendra sa spécialité avec l’écrivain. Mais
aussi à cause de toute la symbolique de l’animal, la chenille, qui passe par la
chrysalide avant de devenir papillon. Et la fontaine, pour les subventions,
parce que l’eau qui en émane évoque la pureté.
Il
faut absolument que j’écrive la suite des aventures de ces personnages dans un
autre roman qui aurait pur cadre Buenos Aires. Comment elle devient la reine de
la vie mondaine argentine. Et comment lui fait devient le plus grand écrivain
du continent.
Vais
dormir. Repos bien mérité. Le village va être admiratif demain. Ils en auront
pour leur argent.
Les
Béotiens ! Comme ces esprits provinciaux sont restés prudes. Evidemment,
je pouvais me douter qu’ils n’étaient pas très absolument modernes, mais de là
à être si réfractaires. Je n’aurais jamais cru ça. Ai du quitter la table avant
le dessert (une charlotte aux fruits rouges) et partir du village en toute
hâte. Ai marché trois heures avant de rencontrer une voiture qui m’a déposé à
une gare de cars. Dans huit heures, je serai à Buenos Aires où je verrai enfin des
gens civilisés.
Ils
ne me méritent pas. C’est un autre village qui passera à la postérité. Tant pis
pour ces bouseux ! Ce ne sont pas les belles fontaines qui manquent en
Argentine…
Malheureusement, Honorio Bustos Domecq ne donnera
pas suite à ce projet ô combien ambitieux. Il ne nous reste qu’à rêver en
lisant et relisant ces notes.