LA REVUE MOUTARDE

La revue qui traque les nouvelles littératures.

 

 

 

N°1

 

Page 1

Compte rendu de l’assemblée générale tactiliste

 

Page 2

Entretien avec Marthe Demobeuges

 

Page 3

Hommage à Gérald Sommelier

 

Page 4

*Notes de lecture : Crimes exemplaires de Max Aub.

*La revue Moutarde.

 

06-01-2.004

 

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Compte rendu de l'assemblée générale tactiliste

 

 

Jamais de ma vie je n'avais vu quelque chose de semblable à ce rassemblement. Quand on entre dans la salle louée pour l'occasion, on y voit toutes sortes d'intellectuels vêtus en tenue de soirée et traînant de lourds sacs remplis de choses étranges: des cheveux coupés, des morceaux de miroir, des ongles, des légumes, des composants électroniques, des porte-clés... A priori, cela ne ressemble pas à une réunion littéraire, mais cela est fait avec tellement de naturel que quelqu'un qui ne saurait rien des théories du tactilisme n'oserait faire de remarque.

 

Pour les lecteurs qui seraient dans ce cas, il faut peut-être expliquer brièvement quels sont les grands principes du mouvement tactiliste. Les gens de ce courant partagent l'idée que la graphie d'un texte est sous-estimée par les auteurs et que l'approche des oeuvres serait totalement différente si on accordait à cet élément l'importance qu'il mérite. Pour eux, un texte a un fond, une forme et une matière. Par exemple, le premier poème tactiliste, un poème d'amour intitulé La Chair de ma chair était écrit en escalopes, ce qui donnait au poème une dimension infiniment plus poétique que si on l'avait écrit à l'encre.

 

L'autre grand principe de cette chapelle littéraire est que ainsi pratiquée, la littérature devient quelque chose de charnel, de palpable et perd ainsi cet aspect trop théorique, trop éloigné de la réalité de certaines oeuvres actuelles. La plupart des membres du groupes sont d'accord pour dire que Chats, poème de Françoise Bengala rend mieux qu'aucun autre poème le soyeux d'une fourrure de chat, puisqu'il suffit de toucher les lettres, constituées de poil de chat pour retrouver cette sensation. Il s'agit de faire coïncider le toucher, parfois aussi l'odorat et ce que lisent les yeux.

 

Les difficultés à se procurer la quantité nécessaire de poils de chats dans cet exemple, ou de tubes de rouges à lèvres pour Femmes, entre l'asphalte et les antennes, poème de plus de trois cent vers de Frédéric Mourain, ont poussé les membres de ce mouvement à se réunir pour s'entraider. Un tel cherche des boucles d'oreilles, telle autre des dents, un troisième a besoin d'après-skis. Ils apportent chacun ce dont l'autre a besoin et repartent avec de quoi composer leur oeuvre.

 

Sortis de ces idées, les différents artistes du mouvement n'ont souvent rien en commun et des symbolistes côtoient des surréalistes ou des pamphlétaires. Ce qui les unit, c'est cette entraide et cette croyance en la nécessité de redonner du corps à la littérature.

 

Depuis trente ans, tous les ans à la même époque, tous les poètes de ce mouvement se rassemblent et pratiquent la grande cérémonie du troc. Seulement, cette année, l'ambiance est plutôt lugubre, puisque pour la première fois, Gérald Sommelier n'est pas là et ne sera pas réélu président: le fondateur du mouvement est tragiquement disparu quelques mois auparavant (voire article).

La cérémonie commence par un émouvant hommage rendu au maître. On dévoile sur un des murs de la salle un poème géant composé, selon les méthodes tactilistes, de maquettes de voitures, grande passion du regretté Gérald Sommelier, après la poésie, bien sur.

 

Après un moment de recueillement arrive le moment de l'élection d'un nouveau président, en l'occurrence une présidente, puisqu'il s'agit de Marthe Demobeuges, élue sans surprise. Elle est l'une des premières à avoir rejoint le mouvement et était le bras droit de Sommelier. Visiblement émue, elle a rendu un hommage à celui qu'elle considérait comme "le poète majeur de ses trente dernière années", saluant "son oeuvre admirable" et "sa profonde humanité". Cet hommage terminé, elle indique quelles seront les orientations esthétiques du mouvement pour les années à venir. Si elle ne dira rien sur le problème épineux des différences de valeur entre les différents matériaux, elle critiquera très clairement la branche abstraite du tactilisme. Pour elle, "ceux qui pensent qu'il suffit d'indiquer en début de texte que tel poème intitulé Apocalypse est écrit avec les clous qui ont servis à crucifier Jésus, ceux-là ne sont pas des tactilistes. Pire encore, ils offensent la mémoire de Gérald Sommelier, mort pour pratiquer une littérature vraie, une littérature de la sensation, une littérature du toucher!" Cela ne vise pas bien sur ceux qui écrivent des poèmes comme Grimoires ou Bibliothèque qui sont écrits en papier, puisque c'est la sensation du papier que ces oeuvres doivent transmettre.

 

Une fois cette intronisation effectuée, on présente quelques nouvelles oeuvres, dont les plus remarquables sont Sommes-nous des dominos? (poème entièrement composé de dominos qui ne forment des lettres qu'une fois tombés, dictant ainsi au lecteur un rythme de lecture, ce rythme imposé étant une métaphore du travail à la chaîne) et Ange ou démon (composé de plumes, de cordes de harpes, de cornes et de sabots de boucs).

 

Puis, à la suite d’un dîner copieux, les quelques membres sont restés et ont évoqués le souvenir de Gérald Sommelier, multipliant les anecdotes à son sujet. Puis, chacun est reparti chez soi rapportant leur précieux chargement la tête déjà pleine de nouveaux projets.

 

 

Luc Gabet.