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LA REVUE MOUTARDE |
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La
revue qui traque les nouvelles littératures. |
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N°1 |
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06-01-2.004 |
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Compte
rendu de l'assemblée générale tactiliste |
Jamais
de ma vie je n'avais vu quelque chose de semblable à ce rassemblement. Quand on
entre dans la salle louée pour l'occasion, on y voit toutes sortes
d'intellectuels vêtus en tenue de soirée et traînant de lourds sacs remplis de
choses étranges: des cheveux coupés, des morceaux de miroir, des ongles, des
légumes, des composants électroniques, des porte-clés... A priori, cela ne
ressemble pas à une réunion littéraire, mais cela est fait avec tellement de
naturel que quelqu'un qui ne saurait rien des théories du tactilisme n'oserait
faire de remarque.
Pour
les lecteurs qui seraient dans ce cas, il faut peut-être expliquer brièvement quels
sont les grands principes du mouvement tactiliste. Les gens de ce courant
partagent l'idée que la graphie d'un texte est sous-estimée par les auteurs et
que l'approche des oeuvres serait totalement différente si on accordait à cet
élément l'importance qu'il mérite. Pour eux, un texte a un fond, une forme et
une matière. Par exemple, le premier poème tactiliste, un poème d'amour
intitulé La Chair de ma chair était
écrit en escalopes, ce qui donnait au poème une dimension infiniment plus
poétique que si on l'avait écrit à l'encre.
L'autre
grand principe de cette chapelle littéraire est que ainsi pratiquée, la
littérature devient quelque chose de charnel, de palpable et perd ainsi cet
aspect trop théorique, trop éloigné de la réalité de certaines oeuvres
actuelles. La plupart des membres du groupes sont d'accord pour dire que Chats, poème de Françoise Bengala rend
mieux qu'aucun autre poème le soyeux d'une fourrure de chat, puisqu'il suffit
de toucher les lettres, constituées de poil de chat pour retrouver cette
sensation. Il s'agit de faire coïncider le toucher, parfois aussi l'odorat et
ce que lisent les yeux.
Les
difficultés à se procurer la quantité nécessaire de poils de chats dans cet
exemple, ou de tubes de rouges à lèvres pour Femmes, entre l'asphalte et les antennes, poème de plus de trois
cent vers de Frédéric Mourain, ont poussé les membres de ce mouvement à se
réunir pour s'entraider. Un tel cherche des boucles d'oreilles, telle autre des
dents, un troisième a besoin d'après-skis. Ils apportent chacun ce dont l'autre
a besoin et repartent avec de quoi composer leur oeuvre.
Sortis
de ces idées, les différents artistes du mouvement n'ont souvent rien en commun
et des symbolistes côtoient des surréalistes ou des pamphlétaires. Ce qui les
unit, c'est cette entraide et cette croyance en la nécessité de redonner du
corps à la littérature.
Depuis
trente ans, tous les ans à la même époque, tous les poètes de ce mouvement se
rassemblent et pratiquent la grande cérémonie du troc. Seulement, cette année,
l'ambiance est plutôt lugubre, puisque pour la première fois, Gérald Sommelier
n'est pas là et ne sera pas réélu président: le fondateur du mouvement est
tragiquement disparu quelques mois auparavant (voire article).
La cérémonie commence par un émouvant
hommage rendu au maître. On dévoile sur un des murs de la salle un poème géant
composé, selon les méthodes tactilistes, de maquettes de voitures, grande
passion du regretté Gérald Sommelier, après la poésie, bien sur.
Après
un moment de recueillement arrive le moment de l'élection d'un nouveau
président, en l'occurrence une présidente, puisqu'il s'agit de Marthe
Demobeuges, élue sans surprise. Elle est l'une des premières à avoir rejoint le
mouvement et était le bras droit de Sommelier. Visiblement émue, elle a rendu
un hommage à celui qu'elle considérait comme "le poète majeur de ses
trente dernière années", saluant "son oeuvre admirable" et
"sa profonde humanité". Cet hommage terminé, elle indique quelles
seront les orientations esthétiques du mouvement pour les années à venir. Si
elle ne dira rien sur le problème épineux des différences de valeur entre les
différents matériaux, elle critiquera très clairement la branche abstraite du
tactilisme. Pour elle, "ceux qui pensent qu'il suffit d'indiquer en début
de texte que tel poème intitulé Apocalypse
est écrit avec les clous qui ont servis à crucifier Jésus, ceux-là ne sont pas
des tactilistes. Pire encore, ils offensent la mémoire de Gérald Sommelier,
mort pour pratiquer une littérature vraie, une littérature de la sensation, une
littérature du toucher!" Cela ne vise pas bien sur ceux qui écrivent des
poèmes comme Grimoires ou Bibliothèque qui sont écrits en papier,
puisque c'est la sensation du papier que ces oeuvres doivent transmettre.
Une
fois cette intronisation effectuée, on présente quelques nouvelles oeuvres,
dont les plus remarquables sont Sommes-nous
des dominos? (poème entièrement composé de dominos qui ne forment des
lettres qu'une fois tombés, dictant ainsi au lecteur un rythme de lecture, ce rythme
imposé étant une métaphore du travail à la chaîne) et Ange ou démon (composé de plumes, de cordes de harpes, de cornes et
de sabots de boucs).
Puis,
à la suite d’un dîner copieux, les quelques membres sont restés et ont évoqués
le souvenir de Gérald Sommelier, multipliant les anecdotes à son sujet. Puis,
chacun est reparti chez soi rapportant leur précieux chargement la tête déjà
pleine de nouveaux projets.
Luc Gabet.